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  • Émile Brassard

Débat ASSÉ/CUTE

Commensurabilité théorique



Deux tendances au sein du mouvement étudiant semblent être en contradiction théorique : l’approche contre la marchandisation de l’éducation et celle pour la salarisation du travail étudiant. En 2021-2022, ces deux approches se sont matérialisées concrètement dans deux revendications, à savoir la gratuité scolaire et la salarisation des stages.


Il importe pour le mouvement étudiant de surpasser les contradictions théoriques héritées de deux organisations. La première organisation est l’Association pour une solidarité syndicale étudiante (ASSÉ), soit l’association nationale combative de 2001 à 2019. La seconde est les Comités unitaires sur le travail étudiant (CUTE), soit des groupes étudiants présents sur différents campus collégiaux et universitaires québécois militant pour la reconnaissance et la rémunération du travail étudiant entre printemps 2016 et l’automne 2019.


L’éducation comme service public


L’approche contre la marchandisation de l’éducation, défendue par l’ASSÉ et la campagne 2021-2022 pour la gratuité scolaire, revient à présenter le système d’éducation, non pas comme un bien de consommation, mais comme un service public permettant « à l’ensemble des citoyens et citoyennes de contribuer à la vie politique et sociale » et d’acquérir « les savoir-faire nécessaires à l’exercice d’un métier »¹. Cette approche critique la marchandisation de l’éducation puisqu’elle fait en sorte que « la qualité sociale de l’éducation devient une qualité purement économique »². De même, les frais de scolarité élevés reproduisent cette marchandisation de l’éducation puisqu’ils mettent en concurrence des établissements postsecondaires dans leur financement et forcent les étudiant-e-s à développer un rapport en termes de coûts-bénéfice vis-à-vis de leur formation.


Quant aux stages, pour l’ASSÉ, leur non-salarisation constitue « une façon de profiter du système éducatif pour des raisons économiques » et, donc, « une forme de marchandisation et de privatisation de l’éducation »³. En effet, les stagiaires servent de « main-d’œuvre à coût faible » pour l’entreprise privée et de « solution de remplacement » pour l’État dans un contexte de compressions dans les services publics⁴. Néanmoins, l’ASSÉ est demeurée ambiguë quant à la salarisation des stages puisque, dans sa perceptive, ceux-ci représentent l’« une des expressions par excellence de l’arrimage de l’éducation au marché du travail »⁵.


Ainsi, d’un côté, l’ASSÉ souhaitait défendre un système d’éducation à l’abri de toutes pressions du marché et donc, implicitement, une éducation sans stage.


De l’autre, l’association défendait que l’expression par excellence de la soumission de l’éducation aux impératifs du marché, soit les stages, mérite d’être valorisée par la salarisation, ce qui implicitement constitue l’acceptation que l’existence de cette expression marchande est là pour durer.


L’éducation comme travail


Pour leur part, les CUTE ont adopté une approche qui revient à lutter pour la salarisation du travail étudiant et à abandonner la lutte contre la marchandisation de l’éducation. Dans cette perspective, l’enseignement universitaire constitue déjà une branche de la production capitaliste⁶. Ainsi, l’activité étudiante ne constitue pas la jouissance d’un service public, mais plutôt une « activité productive dont la société dans son ensemble bénéficie »⁷. Dès lors, les personnes aux études ne devraient pas être considérées comme des personnes assistées, mais comme des travailleurs/travailleuses dont le travail se situe sur « un continuum d’activités qui (…) participe à la reproduction de la main-d’œuvre, ce qui fait de l’université un terrain d’accumulation et d’exploitation du travail non rémunéré »⁸. Lutter pour l’accessibilité à l’éducation pour l’émancipation citoyenne, comme l’a fait l’ASSÉ, alimente « le mythe de l’autonomie de l’institution scolaire par rapport au marché »⁹ et reproduit le « système d’assistanat qui (…) dépossède les étudiant-e-s de leur travail »¹⁰. De même, uniquement lutter pour « l’obtention du plus bas prix possible pour l’éducation (…) est une posture clientéliste » ¹¹.

La vision de l’ASSÉ serait ainsi celle d’une « élite intellectuelle à laquelle peu de femmes ont accès » visant à assurer leur émancipation des règles du marché¹². En d’autres termes, c’est un privilège de faire des études par plaisir et de s’y éterniser jusqu’à temps d’y faire carrière alors que la majorité accomplit ses études par nécessité de se trouver un emploi. Justement, les étudiant-e-s qui sont le plus dans des programmes professionnalisants et dévalorisés sont composés d’une part importante de femmes, « de parents, de personnes immigrantes et d’universitaire de première génération »¹³.


Aussi, la revendication pour un salaire étudiant attaque « directement les capacités d’accumulation du capital, qui repose sur le travail gratuit de milliards de personnes »¹⁴. Ainsi, le potentiel subversif d’une telle revendication serait supérieur à celles contre la marchandisation de l’éducation puisqu’elle agit « sur le monde actuel en refusant sa reproduction par le travail gratuit »¹⁵ et parce qu’elle est « fondée sur une analyse féministe qui permet de lier la condition des étudiant-e-s à celle de toutes les travailleuses et travailleurs invisibles »¹⁶.


Qu’en est-il de la salarisation des stages ? D’une part, pour cette perspective, cette lutte rejoint les groupes les plus traditionnellement marginalisés par le mouvement étudiant. D’autre part, les stages constituent « la pointe de l’iceberg » du travail étudiant non salarié¹⁷. Le fait que les stages constituent une activité productive est une évidence par rapport à la formation en classe. Ainsi, s’attaquer aux stages non rémunérés est une porte d’entrée pour une mobilisation étudiante et féministe pour la salarisation du travail étudiant.


Enfin, notons, au sein de cette approche, une forme d’ambiguïté à l’égard de la marchandisation de l’éducation, c’est-à-dire que soit il est admis que le processus de soumission au marché est normativement néfaste¹⁸, soit il est dit que, pour certains programmes, l’autonomie du savoir par rapport au marché est une illusion¹⁹. En fait, cette approche refuse de défendre l’autonomie du savoir contre la marchandisation de l’éducation puisque, par essence, certains domaines d’études, dont ceux ayant des stages obligatoires, ne peuvent effectuer une dissociation entre savoir et travail productif²⁰. De même, cette approche s’oppose à l’idée qu’un salaire étudiant constituerait « un “contrat de productivité” »²¹. Dès lors, il y semble y avoir un paradoxe à vouloir à la fois ne pas s’opposer à la marchandisation de l’éducation puisque certaines formations sont en soi tributaires des connaissances exigées par le marché du travail et à la fois s’opposer à l’accélération de la soumission du procès de travail étudiant aux impératifs de production du marché, soit à l’école néolibérale.


C’est comme s’il ne fallait pas lutter pour diminuer l’emprise du marché sur la formation, mais lutter contre son intensification ; une sorte de défense du statu quo en termes d’emprise du marché sur la formation.


Éducation comme travail, mais sans le marché


Il semble possible de surpasser ce débat en partant de l’approche des CUTE, mais en s’opposant clairement à la marchandisation de l’éducation. Dès lors, contrairement à l’ASSÉ, l’éducation n’est pas un service public permettant le développement de la citoyenneté, mais une sphère d’activité productive. L’éducation sert à la production de savoirs et de main-d’œuvre qualifiée pour la société, le capital et l’État. Ainsi, le travail étudiant produit de la valeur et donc mérite un salaire. Or, contrairement aux CUTE, il faut s’inquiéter que la création du salariat étudiant augmente les intérêts des classes dominantes à soumettre davantage l’éducation aux impératifs du marché.


Avant tout, l’essentiel du travail étudiant crée de la valeur, mais ne crée pas de plus-value. Ainsi, il faut différencier plus-value, valeur et surtravail. La valeur est un quantum de travail social objectivé. Par exemple, accomplir du travail dans le cadre d’un stage qui s’objective au sein d’un service de soin crée de la valeur. Pour sa part, le surtravail est la source de l’enrichissement de tous les modes d’exploitation, c’est-à-dire que pour qu’il y ait exploitation, il faut qu’une personne dominante extrait un quantum de travail d’une personne dominée. Le surtravail n’est pas le propre du capitalisme, mais la plus-value l’est ; toute plus-value est surtravail, mais tout surtravail n’est pas plus-value. Justement, la plus-value représente la différence entre le coût dépensé par le capitaliste pour l’achat de la force de travail et la valeur produite par les salarié-e-s dans le procès de production. Une vision stricte de la plus-value nous amène à comprendre que nos sociétés capitalistes reposent encore sur le (sur)travail (gratuit ou non) de millions de personnes et donc que les rapports marchands dominants actuels ne sont pas universellement l’ensemble des rapports sociaux.


Justement, l’activité étudiante n’est généralement pas sous le contrôle direct de capitalistes et ne crée pas de plus-value : très peu d’étudiant-e-s sont embauché-e-s pour produire dans un temps donné des marchandises qui leur sont de facto aliénées, puis vendues à profit. Tout au plus, le travail étudiant est à l’image de l’artisanat : il s’opère par des producteurs directs (les étudiant-e-s) en contrôle du procès de production et donne lieu à des marchandises qui appartiennent aux producteurs directs.


Affirmer que le travail étudiant, pour l’essentiel, ne produit pas de plus-value ne revient pas à normativement être contre la salarisation du travail étudiant. Sous le capitalisme, les classes dominantes soutiennent que la condition d’obtention d’un salaire devrait être la production de plus-value. Or, une vision progressiste doit défendre que la condition d’obtention d’un salaire doit être sa valeur d’usage sociale (ce travail est-il bénéfique pour la société ?).


La menace de marchandisation de l’éducation est liée au fait que le procès de travail universitaire et collégial est subsumé sous les logiques de l’État, lui-même soumis aux logiques du capital. Malgré une autonomie relative, les capacités de l’État restent dépendantes de l’accumulation du capital. Le gouvernement doit assurer une confiance aux investisseurs sous peine de subir une diminution de l’investissement, des pertes d’emplois, une baisse des revenus imposables, etc. Ainsi, l’importante dépense que représenterait le salariat étudiant augmenterait l’intérêt étatique à ce que ce travail produise de la plus-value ou des marchandises qui augmenteront le taux de plus-value.


C’est pourquoi il me semble impératif de défendre à la fois le salariat étudiant tout en s’opposant à la marchandisation de l’éducation. Il faut valoriser le travail étudiant — voir tout travail au sein de la société — pour la valeur d’usage sociale qu’il crée et non pour le surtravail qu’il produit (ou non). Il faut s’opposer au marché comme forme universelle des rapports sociaux ainsi qu’à toutes formes d’exploitation.



1. Marie-Pier Béland, Hugo Séguin-Bourgeois, Gabriel Dumas, et al., Argumentaire 2011-2012 : Ensemble, bloquons la hausse, Montréal, Association pour une solidarité syndicale étudiante (ASSÉ), novembre 2011, p. 14 et 56.

2. gratuitescolaire.org, La gratuité scolaire, plus que jamais, 2021, p. 8.

3. Conseil exécutif de l’ASSÉ, « La marchandisation de l’éducation », Ultimatum, vol. 17, no 1, septembre 2018, p. 2.

4. Benoît Allard, François Desroches, Arnaud Hétu, et al., L’éducation n’est pas à vendre ! : Argumentaire sur la marchandisation de l’éducation 2018-2019, Montréal, Association pour une solidarité syndicale étudiante (ASSÉ), 12 septembre 2018, p. 24.

5. Ibid., p. 23.

6. Silvia Federici et George Caffentzis, « Préface », dans Annabelle Berthiaume, Amélie Poirier, Camille Tremblay-Fournier et Étienne Simard, Grève des stages, grève des femmes : Anthologie d’une lutte féministe pour un salaire étudiant (2016-2019), Montréal, Les Éditions du Remue-ménage, 2021, p. 8.

7. Louis-Thomas Leguerrier et Thierry Beauvais-Gentile, « Le mépris comme salaire de notre peine », dans Annabelle Berthiaume, Amélie Poirier, Camille Tremblay-Fournier et Étienne Simard, op. cit., p. 57.

8. Silvia Federici et George Caffentzis, op. cit., p. 8.

9. Annabelle Berthiaume, Amélie Poirier, Camille Tremblay-Fournier, et al., « Introduction » op. cit., p. 18.

10. Louis-Thomas Leguerrier et Thierry Beauvais-Gentile, op. cit., p. 58.

11. « On devrait nous payer pour étudier », dans Annabelle Berthiaume, Amélie Poirier, Camille Tremblay-Fournier et Étienne Simard, op. cit., p. 42.

12. Annabelle Berthiaume, Amélie Poirier, Camille Tremblay-Fournier, et al., « Introduction », op. cit., p. 18.

13. Ibid., p. 17.

14. Annabelle Berthiaume, Amélie Poirier, Camille Tremblay-Fournier, et al., « Les études en tant que travail: l’argumentaire d’une revendication », op. cit., p. 54.

15. Ibid., p. 54.

16. Sandrine Belley, Annabelle Berthiaume et Valérie Simard, « Du temps libre », dans Annabelle Berthiaume, Amélie Poirier, Camille Tremblay-Fournier et Étienne Simard, op. cit., p. 80.

17. Annabelle Berthiaume, Amélie Poirier, Camille Tremblay-Fournier, et al., « Introduction », op. cit., p. 20.

18. Annabelle Berthiaume, « Salaire critique : sur la rémunération des stages et le salaire étudiant avec George Caffentzis », dans Annabelle Berthiaume, Amélie Poirier, Camille Tremblay-Fournier et Étienne Simard, op. cit., p. 86.

19. Louis-Thomas Leguerrier, « Réflexion sur la grève des stages et la reconfiguration du mouvement étudiant », dans op. cit., p. 209.

20. Ibid.

21. Annabelle Berthiaume, op. cit., p. 86.

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