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Du sang sur les mains de la Santé

Rémi Grenier

Rémi Grenier

La question des violences obstétricales sur les corps racisés pourrait apparaître comme contre-intuitive étant donné que les métiers dits du care, comme la santé, sont généralement surreprésentés par des femmes racisées. Malgré tout, plusieurs événements démontrent la présence de violences obstétricales auprès des personnes racisées. Notamment, « en Alberta, [en 2006,] 709 femmes Autochtones auraient été stérilisées, ce qui représente 25% des stérilisations effectuées »[1]. De plus, malgré les avancées sociales, il y a encore aujourd’hui « une importante disparité dans l’accès et dans la qualité des soins de santé obstétricale pour les personnes Noires et Autochtones, et plusieurs études suggèrent la présence de mauvais traitements et de violence envers ces personnes dans les établissements de soins au Canada »[2]. 



De ce constat vient la question suivante :  comment le système de santé au Canada peut-il engendrer autant de violence obstétricale envers les personnes racisé-e-s alors qu’il comporte une plus forte concentration de travailleur-euse-s racisé-e-s en santé? 


Avant-propos


Le terme « personnes racisées » et non « femmes racisées » est utilisé ici étant donné que le texte se penche sur les violences obstétricales au Canada, qui touchent de manière disproportionnée les personnes autochtones,  dont les personnes bispirituelles font partie. De plus, ce terme est utilisé comme terme « parapluie », puisque certaines personnes ne s’identifiant pas comme des femmes peuvent aussi vivre des violences obstétricales. 



Il est également important de définir ce qui est entendu par « violences obstétricales ». Selon l’Office québécois de la langue française, les violences obstétricales sont un « acte ou comportement du personnel médical envers une [personne] durant sa grossesse, l'accouchement ou la période postnatale, qui n'est pas justifié médicalement ou qui survient sans son consentement, et qui porte atteinte à sa dignité ou à son intégrité physique ou psychologique. »[3] 


Histoire des violences obstétricales dans le contexte canadien


Pour bien répondre à notre question, il faut faire un bref retour historique. En effet, l’histoire des violences obstétricales au Canada s’inscrit dans un cadre de discrimination systémique marqué par des pratiques eugénistes[4], racistes et paternalistes. Depuis le début du XXᵉ siècle, ces violences ont ciblé de manière disproportionnée les personnes autochtones et racisées et ont été justifiées par des discours médicalisés et institutionnels prétendant améliorer les soins ou protéger la société. Parmi ces pratiques, la stérilisation forcée a joué un rôle central. Entre 1928 et 1972, les lois sur la stérilisation eugénique en Alberta et en Colombie-Britannique ont permis de stériliser sans leur consentement des milliers de femmes, souvent autochtones.[5] Ces actes, réalisés sous couvert de préoccupations médicales, reflétaient une volonté implicite de contrôle reproductif sur des populations marginalisées.


De plus, la médicalisation excessive de la grossesse et de l’accouchement a également été un vecteur de violences obstétricales. Des interventions intrusives, comme des césariennes ou des anesthésies imposées, étaient régulièrement pratiquées sans justification médicale ou consentement éclairé. À cela s’ajoute la relocalisation forcée des accouchements dans les années 1960, où de nombreuses femmes autochtones ont été contraintes de quitter leurs communautés pour accoucher dans des hôpitaux éloignés.[6] Cette mesure, présentée soi-disant comme une amélioration des soins, a exacerbé leur isolement social et culturel tout en renforçant le contrôle institutionnel sur leurs corps.


Ces pratiques ne peuvent être comprises sans prendre en considération leur lien étroit avec les politiques coloniales et assimilationnistes du Canada. La colonisation a cherché à contrôler les populations autochtones, y compris leurs capacités reproductives, dans le but de réduire leur croissance démographique et d’accélérer leur assimilation. Les pensionnats autochtones, qui ont existé jusqu’en 1996, témoignent de cette logique, étant des lieux où de nombreux abus sexuels ont mené à des grossesses non désirées suivies de stérilisations forcées ou d’adoptions imposées. De même, les hôpitaux indiens[7], un réseau d’établissements de santé ayant opéré de 1800 à la fin des années 60 où les personnes autochtones étaient ségréguées du reste de la population, ont été le théâtre d’interventions médicales non consenties ainsi que d’expérimentations abusives et oppressives. Ce système paternaliste voyait ces femmes comme incapables de prendre des décisions éclairées sur leur santé, normalisant ainsi les violences obstétricales et institutionnalisant les inégalités.


L’eugénisme au Canada a aussi eu un impact profondément raciste sur les personnes afrodescendantes, justifiant des politiques de contrôle reproductif et des violences médicales systémiques. Au Canada comme ailleurs, les personnes noires ont été ciblées par des stérilisations forcées et des soins intrusifs sous prétexte de santé publique, souvent motivés par des stéréotypes les associant à la pauvreté et à la criminalité. Les institutions médicales ont perpétué des traitements déshumanisants, marqués par des expérimentations non consenties et la minimisation de leurs douleurs. Ces pratiques, soutenues par des politiques d’immigration restrictives et des discours racistes, visaient à limiter la reproduction des populations noires. 


De plus, il est possible d’établir un lien entre violences obstétricales sur les personnes afrodescendantes, colonialisme et esclavage. En effet, les violences obstétricales envers les personnes racisées s'inscrivent à travers une continuité historique de domination et de contrôle des corps noirs. Pendant l’esclavage, les femmes noires étaient perçues comme des biens reproductifs dont le corps était exploité à des fins économiques. De plus, les naissances étaient contrôlées pour augmenter la main-d’œuvre esclave, tandis que leur humanité était niée, « justifiant » des expérimentations médicales brutales sans anesthésie ni consentement.[8] Cette logique s'est prolongée sous le colonialisme, où les personnes noires ont été soumises à des politiques visant à réduire leur reproduction en les présentant comme des populations « inférieures » ou « menaçantes ». Certains événements de violences obstétricales récemment dévoilés dans les médias de masse, comme les stérilisations forcées ou les traitements différenciés dans les soins de santé, s’inscrivent dans cet héritage. Ces pratiques reflètent un racisme institutionnel qui continue de considérer les corps noirs comme des objets de contrôle plutôt que des sujets autonomes, perpétuant ainsi les inégalités structurelles instaurées par les systèmes esclavagistes et coloniaux.[9]



Le paradoxe de la surreprésentation des personnes racisées en santé


Maintenant qu’il a été établi que les violences obstétricales d’aujourd’hui sont les résultats de l’influence des systèmes coloniaux et esclavagistes sur le système de santé, qu’est-ce qui explique le paradoxe de la forte concentration de travailleur-euse-es racisé-e-s au Canada et toute la violence obstétricale réalisée sur les personnes racisées ?



Tout d’abord, il faut examiner l'étendue de l’affirmation de la forte concentration des femmes racisées en santé. En effet, selon un rapport de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) de 2024, il y a une surreprésentation des femmes en santé.  


Les femmes représentent 67 % des personnels de santé et d’aide à la personne rémunérés dans le monde. On estime qu’en plus de ce travail rémunéré, les femmes effectuent environ 76 % de toutes les activités d’aide à la personne non rémunérées. Le travail essentiellement réalisé par des femmes a tendance à être moins bien payé et à s’effectuer dans de mauvaises conditions.[10]


Plus précisément, Statistique Canada révèle qu’il y a non seulement une surreprésentation des femmes en santé, mais également un plus grand pourcentage de femmes racisées.


La proportion de personnes immigrantes parmi le personnel aide-infirmier, aide-soignant et préposé aux bénéficiaires au Québec se chiffrait à 26 % en 2016, comparativement à 15 % dans l’ensemble des autres professions. Et plus de 80 % étaient des femmes. Les femmes noires et philippines sont aussi surreprésentées parmi les travailleuses de la santé de première ligne à l’échelle du pays.[11]


Pour ce qui est des médecins, « en 2023, on comptait 97 384 médecins au Canada, [...] 54 % des médecins actifs au Canada étaient des hommes et 46 %, des femmes; 27 % avaient obtenu leur diplôme à l’étranger »[12] et pour les spécialistes chirurgicaux, toujours en 2023, 66% étaient des hommes contre 34% et 16 % des spécialistes chirurgicaux total ont obtenu leur diplôme à l’étranger.[13] Selon Alain Croteau, représentant syndical des employés du CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal, les femmes afrodescendantes, africaines et maghrébines constituent environ 50 % du personnel des CHSLD en 2016 et plus encore aujourd’hui.[14] 



En effet, les femmes et personnes racisées sont souvent plus présentes dans des métiers dits « subalternes » au sein du secteur de la santé, telles que les aides-infirmières, les préposées aux bénéficiaires et les assistantes sociales, qui sont généralement sous-valorisés et sous-payés. Cette concentration ainsi que leur situation précaire limite leur capacité à influencer et a participé activement aux décisions médicales et structurelles des soins et, plus largement, du système de santé. 



En effet, les politiques de gestion de la « main-d'œuvre » dans le secteur de la santé au Canada contribuent également à la situation. Les femmes racisées, souvent immigrantes, occupent des emplois précaires, où elles sont sous-payées et souvent exploitées. Ces emplois limitent directement la qualité des soins qu'elles peuvent offrir aux patient-e-s. La précarité de ces emplois contribue à une déshumanisation des soins, où les besoins des patient-e-s peuvent être négligés.



Le paradoxe de la surreprésentation des femmes racisées dans le secteur de la santé est en réalité une conséquence logique des inégalités structurelles raciales et genrées. La précarité des travailleur-euse-s, leurs concentrations dans des postes subalternes et l'inaccessibilité structurelle et sociale à influencer les politiques de santé sont les résultats d’un système qui profite de leur exploitation pour minimiser les coûts et maximiser l’efficacité, au détriment de leur autonomie et des patient-e-s qu’elles servent.



Conclusion


La lutte contre les violences obstétricales invite à un questionnement plus large sur la manière dont nos systèmes de santé peuvent être décolonisés pour servir équitablement toutes les populations. Cela suppose une remise en question fondamentale des structures de pouvoir, des pratiques médicales et des cadres institutionnels. Peut-on envisager un modèle de santé véritablement inclusif, basé sur le respect des droits humains et des choix des patient-e-s, tout en honorant les savoirs et traditions des communautés marginalisées ? Cette réflexion ouvre la voie à une transformation sociétale plus vaste, où la santé devient un espace de justice et de dignité, et non un lieu de contrôle et d’oppression.


________


[1] Novello-Vautour, Katherine. «Discriminer le miracle de la vie: La violence obstétricale chez les personnes noires et autochtones dans les institutions de santé au Canada.», 2021, p. 18.

[2]  Ibid., p. 1.

[3] Office québécois de la langue française, « violence obstétricale », gouvernement du Québec, Grand dictionnaire terminologique. 

[4] Les eugénistes sont des partisans ou des praticiens de l'eugénisme, une doctrine pseudoscientifique qui vise à améliorer les caractéristiques génétiques d'une population humaine en contrôlant la reproduction. Développée à la fin du XIXᵉ siècle par Francis Galton, cette idéologie repose sur la croyance qu'il est possible d'améliorer la « qualité » génétique d'une société en encourageant la reproduction des individus jugés « supérieurs » (souvent selon des critères racistes, classistes ou capacitistes) et en limitant celle des individus considérés comme « inférieurs ». 

[5] Novello-Vautour, Katherine. «Discriminer le miracle de la vie: La violence obstétricale chez les personnes noires et autochtones dans les institutions de santé au Canada.», 2021, p. 18.

[6] Ibid., p. 17.

[7] Maureen Lux, « Hôpitaux indiens au Canada », L’Encyclopédie canadienne, 2017.

[8] Novello-Vautour, Katherine. «Discriminer le miracle de la vie: La violence obstétricale chez les personnes noires et autochtones dans les institutions de santé au Canada.», 2021, p. 10 et 11.

[9] Ibid., p. 9.

[10] L’Organisation mondiale de la Santé, « Fair share for health and care: gender and the undervaluation of health and care work », 2024.

[11] Conseil du statut de la femme, « Femmes autochtones, immigrantes ou racisées dans l’œil de la pandémie », gouvernement du Québec, 2020.

[12] Institut canadien d’information sur la santé. « Profil des médecins au Canada.», 2023, Consulté le 14 décembre 2024. 

[13] Ibid.

[14] Le Berre, Mélanie, « Le travail des femmes racisées en CHSLD », Agence Science Presse, 2020.


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