AFESPED-UQAM

Le lancement public de ChatGPT en novembre 2022 a provoqué tout un ensemble de craintes entourant l’usage de l’intelligence artificielle (IA) dans la société. D’un côté, l’engouement des milliardaires des plateformes numériques qui y voient une manière de «rationaliser» l’organisation du travail en mettant à pied de plus en plus d’employés. De l’autre, l’anxiété grandissante de millions de travailleur.es qui se questionnent au sujet de la sécurité de leur emploi, de leur possibilité d’être remplacé par une machine.
Déjà, on voit les effets de cette nouvelle technologie dans une branche du service à la clientèle : le soutien technique ou à l’assistance à la facturation. En effet, lorsqu’on a des problèmes et qu’on contacte une grande compagnie, on se retrouve, plus souvent qu’autrement, à avoir des conversations avec des IA génératives de type LLM — par métonymie, c’est à ce genre d’IA qu’on réfère lorsqu’on utilise le mot aujourd’hui et c’est ce à quoi nous référons quand nous parlerons d’IA dans le reste du texte.
L’anxiété grandissante entourant l’arrivée de cette technologie est tout à fait compréhensible. En effet, il est normal d’avoir peur des mises à pied. Tout un ensemble d’emplois qui semblaient imperméables au chômage technique sont maintenant menacés.
Et si les enseignant.es étaient les prochain.es ? Se pourrait-il qu’un jour la production intellectuelle soit largement le fait de IA ? L’IA a déjà accès aux énormes bases de données d’articles scientifiques réalisées par les chercheur.es du monde entier. Il serait possible que de grandes compagnies ou de petits entrepreneurs peu scrupuleux puissent utiliser cette somme de travail accumulée pour générer d’autres articles, des synthèses, voire même des cours. L’arrivée de l’IA pourrait effectivement faire perdre leur emploi à une part des enseignant.es.
Ces craintes entourant l’emploi, nous les comprenons et elles sont légitimes. Tout le monde devrait avoir le droit à une vie bonne et à une sécurité d’emploi. À l’AFESPED, nous nous opposons à la recherche du profit des capitalistes des plateformes numériques qui ne sert qu’à attaquer les droits des travailleur.es. Nous sommes solidaires de tous les enseignant.es qui luttent contre de telles attaques et qui ont des craintes face au vol du produit de leur travail.
Toutefois, une autre crainte se répand dans la foulée de la démocratisation de l’accès à l’IA et celle-ci nous semble provoquer des effets beaucoup plus ambigus, pour ne pas dire conservateurs ou dangereux.
Nous voulons parler de la crainte entourant l’utilisation frauduleuse de l’IA dans le cadre du processus pédagogique d’enseignement au premier cycle et plus particulièrement dans les évaluations réalisées en dehors des cours.
Nous croyons que cette crainte est amplifiée par le sensationnalisme médiatique et par la prolifération de rumeurs entourant les pratiques des étudiant.es. Plutôt qu’un discours analytique, critique et raisonné, une part importante du discours actuel sur l’utilisation de l’IA à des fins de « triche » et de « fraude » ressemble à un épisode de « panique morale » : il repose sur des suppositions et des ouï-dires, sur le maintien de la confusion entourant un objet peu défini.
Contre cette tendance peu critique, nous voulons proposer aujourd’hui une analyse historique de l’épisode actuel en lien avec d’autres épisodes apparentés. Cette distance historique nous permettra peut-être d’avoir le pas de recul nécessaire pour naviguer la présente situation.
Nous faisons l’hypothèse que l’épisode actuel s’inscrit dans une séquence qui débute à la seconde moitié des années 2000, après l’adoption d’un règlement pan-uqamien sur les « infractions académiques » (le règlement 18 ou R18). Tous les épisodes de cette séquence touchent à la possibilité d’usage frauduleux de nouveaux outils technologiques et tous sont liés à la multiplication d’histoires sensationnalistes dans les médias dominants et à la prolifération de rumeurs entourant les pratiques des étudiant.es que ce soit entre collègues ou sur les réseaux sociaux.
Bien qu’il s’agisse d’histoires de peurs et qu’en ce sens on pourrait dire que celles-ci ont un caractère illusoire, cela ne veut pas dire que les effets de ces épisodes sont eux aussi «illusoires» ou inoffensifs. Plutôt, ceux-ci ont des conséquences concrètes, matérielles sur la trajectoire universitaire des étudiant.es. Ces discours de « panique morale», largement amplifiés par les médias dominants, favorisent et légitiment des réactions fortes, voire des abus, qui eux menacent la sécurité des étudiant.es dans leur accès à l’emploi, dans leur accès aux bourses ou dans leur statut par rapport à l’immigration[1].
À cette prolifération d’histoires sensationnalistes nous opposons ici une analyse historique et institutionnelle.
La scène primitive : le « copié-collé »
Le premier épisode de la séquence qui nous intéresse survient à la fin des années 2000. Rappelons-nous qu’à cette époque, il y avait une crainte généralisée devant une nouvelle possibilité de fraude dans les travaux scolaires : le « copié-collé ». Autrefois, avant la démocratisation d’internet, il était plutôt fastidieux de reproduire des ouvrages et de les faire passer pour sien. Ce n’était pas impossible, mais il fallait aller à la bibliothèque et s’essayer à recopier un ouvrage que l’enseignant.e avait sûrement déjà consulté ou utilisé pour monter son cours.
Avec la démocratisation d’internet, il était maintenant possible de recopier sans grands efforts. La crainte devant le «copié-collé» était intimement liée à la nouvelle réalité numérique. Ce n’était pas le fait d’intégrer des extraits d’ouvrages connus, pratique facilement détectable, mais bien l’intégration en vue de faire passer pour sien des ouvrages inconnus ou des extraits de textes glanés sur internet qui alimentaient cette nouvelle crainte. À l’époque, il y avait des rumeurs entourant l’usage répandu de sites qui fournissaient gratuitement des comptes-rendus de lecture. Wikipédia venait tout juste d’apparaître sur le web. On pouvait reproduire intégralement un texte trouvé en ligne et le faire passer pour sien et, du fait que ces textes n’étaient pas disponibles à la bibliothèque physique de l’université, il pouvait être difficile de déceler les faussaires.
Dans ce contexte historique, face à cette crainte et afin de défendre la valeur des diplômes qu’elle octroyait, l’UQAM s’est lancée dans une campagne : «Tolérance zéro pour le plagiat !». Pour avoir les moyens de ses ambitions, elle s’est dotée d’un nouveau règlement, le règlement 18 (R-18). Dès la première année de son adoption en 2009, le R-18 se présente comme un règlement qui s’inscrit dans une logique « tough on crime »[2]. On vante le fait qu’il «a des dents», on affirme que «personne ne se doit de l’ignorer» et on clame que « l’Université entend faire appliquer à la lettre » (Actualités UQAM, 2009)[3].
Qu’est-ce que ce discours d’enquêteur zélé vient faire à l’université ? Et vraiment, l’université entend faire appliquer ce règlement à la lettre, sans jamais faire d’exception ? En fait, dès le jour 1 de l’adoption du règlement, on se rend compte que celui-ci ne pourra pas être appliqué à la lettre. Les exceptions dans son application et son usage seront plutôt la norme.
L’étudiant de Schrödinger : innocent et coupable à la fois
Au moment de son adoption, en 2009, cette tendance contradictoire, un règlement qui doit être appliqué à la lettre mais qui ne peut vraiment l’être, se lit dans les affirmations elle-même contradictoires des architectes de son application. Le responsable au bureau des infractions de l’époque, M. Bourret, affirme que « les tricheurs ne commettent pas d’infractions de nature académique “par inadvertance”, ils savent fort bien qu’ils transgressent les règles.»
Or, n’ayant pas peur du ridicule, il soutient quelques lignes plus loin dans la même intervention que « certains cas de plagiat peuvent s’expliquer, en partie, par des lacunes méthodologiques de la part des étudiants » et qu’il faudrait « un meilleur travail d’information et de formation à faire auprès des étudiants ».
Simultanément, on dit que tous les tricheurs savent ce qu’il font et qu’en ce sens ils sont coupables et qu’en même temps, c’est possible qu’ils ne le savent pas et qu’en ce sens ils soient innocents. Dès son adoption, le discours entourant le règlement 18 affirme qu’il est possible que celui-ci punisse des étudiant.es qui n’avaient pas l’intention de frauder, de tricher ou de plagier, donc qu’il punisse des étudiant.es qui ont fait des erreurs dans l’utilisation de normes bibliographiques. Dès son adoption, on admet que le règlement 18 fera des «victimes collatérales» parmi « l’immense majorité des étudiants [qui] est parfaitement honnête et [qui] respecte les règlements de l’Université». L’application littérale du règlement ne cessera de connaître des «exceptions», sur la base du «gros bon sens», car si il était suivi à la lettre, il provoquerait beaucoup trop de sanctions pour des personnes innocentes. Ceci montre son aspect arbitraire et peu fonctionnel.
Voir des tricheurs dans sa soupe
À cette première tendance, le fait de produire des «victimes collatérales», on peut ajouter une autre tendance : le R-18 et la campagne dans laquelle il s’inscrit favorise le « signalement abusif ». Prenons cette fois un article qui est publié un an après l’adoption du règlement. Encore une fois, il s’agit des mots de l’administration :
Pour l’année universitaire 2009-2010 (été 2009 à hiver 2010), première année complète depuis les changements apportés au règlement [18], 299 rapports d’infraction ont été complétés, contre 152 pour l’année 2007-2008 (avant l’entrée en vigueur du nouveau règlement). Cela ne signifie pas, toutefois, que le nombre d’infractions commises a augmenté. (Actualités UQAM, 2010)[4]
Qu’est-ce qu’on nous dit ici ? On nous dit explicitement que la hausse de signalement ne reflète pas une hausse d’infraction. Le signalement des « infractions » n’est pas lié à la prévalence des « infractions » avérées ou supposées. Alors, pourquoi le signalement est en hausse ? On nous le dit assez clairement, la cause de cette hausse est le résultat de la campagne « Tolérance zéro !» et de l’adoption du règlement. C’est un cercle vicieux : l’augmentation du signalement est le produit du R-18 et de la campagne. On adopte un règlement qui engendre une augmentation de signalement, un sur-signalement, pour faire peur ou dissuader les «tricheurs» et les «fraudeurs»; dans un établissement d’apprentissage, ceci est une méthode pour le moins discutable, une méthode qui est l’inverse de l’apprentissage sur la base d’erreur. Au contraire, cette méthode favorise la honte et le repli.
Il ne faut pas oublier que, dans le cadre d’un signalement au R-18, les gens qui sont soupçonnés d’avoir fait une infraction académique sont présumés coupables jusqu’à preuve du contraire[5] et ils et elles doivent prouver leur innocence.
Encore une fois, nous avons un mécanisme qui produit un grand nombre de ce que l’administration considère comme des «victimes collatérales». Combien de personnes ont dû subir des enquêtes de plagiat alors qu’elles étaient innocentes ? Combien de personnes se sont fait menacer d’expulsion et ont été traitées sous une présomption de culpabilité alors qu’elles n’avaient rien fait ? Vraiment, on justifie de taper sur des personnes innocentes pour « faire peur » aux tricheurs ? Clairement qu’avec tous les chercheur.es qui travaillent à l’université, on pourrait trouver un meilleur moyen que ça.
S’en laver les mains: la déresponsabilisation dans le signalement
La hausse du signalement n’est toutefois pas seulement attribuable au volontarisme de l’administration et à la normalisation de la définition de ce que constitue une infraction académique. En effet, si on reprend le discours de l’administration :
Selon la vice-rectrice, les changements apportés au règlement ont permis notamment de clarifier la nature des sanctions, qui variait beaucoup d’une faculté à l’autre pour des cas semblables, et à décharger les enseignants qui devaient auparavant consacrer plusieurs heures à la procédure nécessaire à l’application des sanctions. (Actualités UQAM, 2010)
On vante le fait que le processus de signalement soit plus clair, mais surtout, qu’il ne nécessite pas de travail supplémentaire pour l’enseignant.e. Une fois que le signalement est envoyé, ce n’est plus la responsabilité de l’enseignant de s’occuper du cas de plagiat. Même qu’aujourd’hui, lorsqu’il y a un signalement, on interdit dans bien des cas la communication entre l’enseignant.e et l’étudiant.e. C’est une logique tout à fait différente du processus de recherche du compromis qu’on observe par exemple dans les demandes de modification de note (Règlement 5) ou dans le cadre de manquement à l’intégrité académique pour les chercheur.es (Politique 27). Cette « déresponsabilisation » dans le signalement favorise les tendances à l’abus du règlement 18.
Ainsi, le R-18, dès son adoption, est un règlement qui prévoit et encourage des tendances favorisant l’abus : les « victimes collatérales» seront nombreuses, il y aura du « sur-signalement » et les personnes effectuant des signalements auront une responsabilité minimale dans le processus.
En tant que produit institutionnel, le R-18 a été adopté assez tardivement par rapport à sa cause, soit le premier épisode de « panique morale » entourant l’évolution des technologies numériques. Il entre en vigueur alors que la crainte du «copié-collé» s'estompe progressivement pour laisser place à un aménagement de l’usage des nouvelles technologies dans l’enseignement. La catastrophe attendue de «fraude» et de «triche» par l’usage du «copié-collé» n’aura été qu’un tigre de papier. On se rendra compte que la plupart des tentatives de fraude par «copié-collé» peuvent être détectées par une recherche google et que généralement, on parvient à les trouver par une rupture de style ou de mise en page. Il est en fait plutôt facile de produire la preuve positive d’une tentative de fraude de la sorte. Néanmoins, cet épisode aura eu un effet : il aura permis l’adoption d’une loi féroce.
Durant la décennie suivant son adoption, il n’y aura pas de nouvel épisode de panique morale entourant le péril des nouvelles technologies dans l’enseignement supérieur. Par exemple, la peur de l’utilisation des téléphones intelligents durant les examens ne provoquera pas vraiment de crainte.
Le propre de la décennie sera plutôt les usages abusifs «ordinaires» du R-18. Au lieu de suivre la logique de « panique morale », ceux-ci seront davantage le prolongement de mécanismes de discrimination systémique ou de violence institutionnelle. Pour en savoir plus sur ces abus ordinaires, on lira le texte Évaluer ou punir?
Est-ce que le confinement engendre la triche ?
Poursuivons notre histoire. Quand survient le deuxième épisode de notre histoire des paniques morales entourant l’usage « frauduleux » des nouvelles technologies numériques?
Il survient avec la pandémie, en 2020, alors que notre quotidien est bouleversé, alors que l’organisation des études est sans dessus-dessous, alors que nous découvrons pour la première fois la joie (sic.) de l'enseignement en ligne, des néologismes comme, synchrone, asynchrone, présentiels, etc.
Le processus pédagogique est mis à mal dans ce contexte dystopique, il devient plus compliqué de surveiller les évaluations. Sans espace surveillable pour faire les évaluations, on retrouve une nouvelle crainte qui pourrait s’énoncer ainsi : comment, dans ce contexte social complètement dystopique où des milliers de gens meurent chaque jour pendant que chacun.e est en confinement, s’assurer que les étudiant.es ne trichent pas durant leurs examens ?
Nous admettons que cette période a été très difficile à la fois pour l’enseignement comme pour la poursuite des études. L’atmosphère était tendue dans les cours et l’absence de moments de sociabilité en « présentiel » semblait faire remonter à la surface toute sorte de phénomènes et des conflits latents; à titre anecdotique, on se souviendra des tensions entourant l’obligation ou non d’ouvrir sa caméra et les interventions ou débats qui se produisaient dans les cours à ce sujet.
En 2020-2021, on peut isoler deux moments de conflictualité plus substantiels qui s’emparent des salles de classe et qui se retrouvent amplifiées dans les médias. D’un côté, dans la foulée des révoltes entourant la mort de George Floyd, il y a une multiplication de dénonciations du racisme qui affecte les classes au secondaire. On se souviendra d’une affaire qui avait fait grand bruit et qui se déroule à l’école Henri-Bourassa dans l’Est de Montréal[6]. Un enseignant ayant un historique considérable de propos et de pratiques racistes, un cas connu de l’administration, mais contre lequel elle n’était jamais intervenue, fera l’objet d’une dénonciation par des étudiant.es. Il deviendra en quelque sorte un bouc émissaire médiatique.
De l’autre côté, la conflictualité se centrera autour de la question de la « triche ». Alimentée par la prolifération d’histoires sensationnalistes[7] dans les médias dominants et par tout un ensemble de rumeurs que nous rapportent des ami.es ou des collègues, la « triche » via l’utilisation de moyen de communication prohibés suscitera de nombreuses inquiétudes, mais aussi des abus.
Au niveau institutionnel, cet épisode est caractérisé par une hausse vertigineuse de signalement au R-18. On nous disait à l’époque que les signalements au R-18 étaient tellement importants que le traitement de certains cas de l’automne 2020 devaient attendre jusqu’à l’été pour être traité par les comités.
Les signalements visaient les étudiant.es qui semblaient avoir travaillé en équipe durant un examen ou avoir l’habitude de communiquer entre eux. Nos collègues de l’AFEA (l’Association facultaire étudiante en art de l’UQAM) ont publié à ce moment une lettre ouverte dénonçant les dérives dans l’application du R-18. Leur lettre portait sur des étudiant.es réputés avoir triché lors d’un examen, car ils travaillaient habituellement en équipe. Cet épisode sera bref, car en peu de temps, nous recommencerons à faire de l’enseignement en «présentiel».
Néanmoins, on peut dire que ce moment marque encore les imaginaires. Cette expérience d’enseignement en ligne et cette crainte a familiarisé plusieurs enseignant.es avec les signalements au R-18, celle-ci a pu constituer un moment fort de méfiance à l’égard des étudiant.es qui se poursuit aujourd’hui dans les craintes entourant l’usage de l’IA. Le parallèle ne s’arrête pas là. Comme pour la détection de l’usage de l’IA, les moyens de détecter la « triche par communication » durant les examens en ligne étaient plutôt inefficaces[8].
Des objets aux contours flous
Dans les cas de fraude avec l’IA ou de triche par communication prohibée, on retrouve des objets parfaitement adaptés à la logique de la panique morale. Elles ont le mérite particulier d’être à la fois visibles dans les médias et de proliférer sur la base de rumeurs – c’est «l’évidence même», « tout le monde le fait » – et en même temps d’être nulle part clairement identifiables, de ne pas pouvoir être circonscrit. La panique morale empêche l'analyse de la situation de façon rationnelle et critique pour y substituer la crainte devant un objet qu’on ne peut clairement définir et qui serait pourtant omniprésent.
Alors, si les objets sont aussi « vagues » et difficiles à circonscrire. Sur quoi se base le signalement de « fraude » ou de « triche » dans les deux derniers épisodes de panique morale ?
En dehors des cas évidents où on peut produire une preuve positive, donc en dehors des cas où on observe un changement brusque et flagrant du style ou de mise en page, il semblerait que ce soit davantage sur la base de cette « intuition » particulière qu’est le soupçon que le signalement repose. Et le règlement 18, produit de l’époque où on craignait le «copié-collé», prévoit tout à fait dans ses dispositions cette tendance propice aux abus. Le signalement repose sur une «croyance» et non sur des indices ou des preuves positives. D’ailleurs, on ne prévoit aucune disposition limitative pour les personnes qui abuseraient des signalements. Ceci renforce la «déresponsabilisation».
Alors que faire? Si le règlement prévoit à la fois des « victimes collatérales », produit un « sur-signalement » et déresponsabilise les personnes qui en abusent, comment pouvons-nous défendre nos droits face à ces abus ?
À priori, une des façons de défendre nos droits serait de dénoncer les usages abusifs qui sont, en fait, la pratique d’une minorité zélé. Or, le R-18 a des dispositions extrêmement restrictives contre ce qu’il nomme des « menaces de représailles » ou de « l’intimidation ». Et si Jean Charest nous a bien appris quelque chose durant la grève de 2012, c’est que le mot «intimidation» peut signifier toutes sortes de choses.
Réformer l’IA ou le R-18 ?
Nous n’avons pas de solution unique face à la crainte et aux enjeux suscités par l’apparition de l’IA de type LLM. Nous croyons toutefois que les principes d’esprit critique devraient primer sur la crainte. La clarté et les faits sont nos meilleurs alliés pour résister à la panique morale entretenue par des rumeurs ou des journalistes peu scrupuleux.
Nous voulons aussi de la clarté et des faits pour pouvoir décider, en tant que communauté universitaire, si le règlement sur les infractions académiques est nécessaire ou même possible. Compte tenu de l’histoire de ses usages, nous considérons qu’il serait difficile d’isoler ce qui est à sauver dans le R-18 et ce qui est bon à jeter. Ce dernier semble fondé sur des dispositions qui encouragent la production de «victimes collatérales», le sur-signalement et la déresponsabilisation.
Il y a toujours la possibilité – rare il est vrai – que la réalité actuelle de l’usage du R-18 ne corresponde pas à ce qui était sa réalité au moment de son adoption. Pour évacuer complètement cette possibilité, et donc pour se prononcer au sujet de la possibilité d’une réforme ou non du R-18, nous devons faire le bilan de son usage jusqu’à aujourd’hui.
C’est seulement une fois qu’on aura pris connaissance de son usage réel que nous pourrons déterminer s’il vaut la peine de le réformer ou s’il ne vaut pas mieux de le jeter à la poubelle et de partir sur de nouvelles bases. Nous pensons que ce règlement a produit beaucoup d’abus et que si son bilan se résume à cela, ça ne sert à rien de demander une réforme. Aussi bien demander une réforme de la matraque.
Sans bilans, nous ne pouvons quantifier la part d’abus engendrés par ce règlement et tant que le registre des signalements sera confidentiel, nous n’aurons pas la possibilité de faire ce bilan. C’est pour cette raison que nous lançons aujourd’hui cette campagne. Nous voulons en savoir plus, connaître les histoires d’abus, cesser de reproduire la culture du silence et de la honte face aux accusations infondées ou abusives de fraude, de triche ou de plagiat.
Une première étape consiste à exiger une enquête publique sur les abus du R-18 et à revendiquer l’accès à l’ensemble du registre des signalements pour connaître le détail des enquêtes concluantes ou non concluantes. Est-ce que ce règlement provoque des discriminations et du profilage racial? Ou bien s’agit-il d'une coïncidence extrêmement improbable ? Nous voulons recevoir vos témoignages, si vous avez été victime d’un abus du R-18, nous vous invitons à nous écrire, à venir nous voir aux kiosques que nous organiserons durant la session.
Pour faire pression sur l’UQAM, nous vous invitons à signer la pétition en vue d’une enquête publique pan-uqamienne entourant les abus du R-18. Que vous soyez étudiant.e ou enseignant.e vous pouvez signer la pétition. Nous croyons qu’il est grand temps d’arrêter de se cacher les yeux et de commencer à chercher à y voir clair dans ce règlement.
[1] On lira le texte Évaluer ou punir ? au sujet des abus du R-18 pour en savoir plus sur les risques de telles pratiques.
[2] Il y aurait beaucoup à dire sur les problèmes entourant les politiques «tough on crime » et valorisant la « tolérance zéro » en contexte pédagogique. Aux États-Unis, l’élargissement des politiques de « tolérance zéro » à des délits mineurs dans le circuit «pré-universitaire» a eu comme effet de reproduire des discriminations et du racisme dans l’institution. Pour en savoir plus, on consultera Heitzeg, Nancy A. "Education or incarceration: Zero tolerance policies and the school to prison pipeline." Forum on public policy online. Vol. 2009. No. 2. Oxford Round Table. https://files.eric.ed.gov/fulltext/EJ870076.pdf
[3] Pour lire la communication institutionnelle d’Actualités UQAM de 2009 entourant l’adoption du R-18: https://actualites.uqam.ca/2009/faire-connaitre-le-r18/
[4] Pour lire la communication de 2010, on consultera le site suivant https://actualites.uqam.ca/2010/tricherie-tolerance-zero/
[5] C’est ce que l’article 4.3.2.1 provoque comme situation. Pour en savoir plus, on lira la partie 2 d’Évaluer ou punir ?
[6] Pour en savoir plus, on pourra lire cet article publié en novembre 2020 : https://www.lapresse.ca/actualites/education/2020-11-27/propos-racistes-a-l-ecole-henri-bourassa/l-enseignant-vincent-ouellette-congedie.php
[7] Voici un exemple, parmi d’autres, du discours entourant la triche publié en décembre 2020 : https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1759671/ecole-virtuelle-tricherie-secondaire-applications
[8] Les «détecteurs» d’IA générative ne sont en fait rien d’autre que des détecteurs de phrases normatives. Si on utilise de tels «détecteurs» sur un long travail, donc sur la base d’un échantillon important, ils sont facilement bernés, il suffit de changer quelques mots, d’introduire un peu de bruit et cela devient difficile à détecter. Sur des réponses courtes, par exemple dans des examens moodles, les «détecteurs» ont la tendance inverse et produisent énormément de faux positifs. Cela va de soi, car, à une question simple et précise comme « Quelle est la couleur du ciel ?», il n’existe pas beaucoup de variation dans les réponses attendues. Les trois réponses : « bleu », « le ciel est bleu », « la couleur du ciel est le bleu » sont tout à fait prévisibles pour les humains comme les machines.
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