“The first step in our liberation is to recognize our bondage. We will gain the power really to choose our future only when we understand the ways in which what the market system gives us is the illusion of choice”. —Andrew Bard Schmookler¹
Les démocraties libérales occidentales sont caractérisées comme étant des sociétés extrêmement libres. Autrement dit, la vie dans la société capitaliste néolibérale est présentée comme un paradis du choix, qu’il s’agisse du choix de représentant-e politique, de programme d’études, de carrière, d’amoureux-se-s, de repas au restaurant, de couleur de t-shirt… Ce type de discours ritualise (et donc, réifie) l’acte de choisir, et ce, peu importe son impact. Selon la logique libérale, pourvu que le choix soit libre et la concurrence, vive, choisir garantit un monde juste où l’individu dispose d’une grande agentivité épanouissante. En réalité, ce mode de fonctionnement nie le consentement de l’individu. Une maxime que l’on entend souvent par rapport au consentement sexuel dit qu’« il est impossible de dire oui si l’on ne peut pas dire non ». En ce sens, le système actuel nous donne seulement l’illusion du choix, parce que l’on n’a aucun contrôle sur le cadre. Par exemple, avoir le choix de la personne élue, mais pas du système dans lequel on l’élie, n’est pas un vrai choix, mais bien une façade superficielle qui canalise l’énergie politique du peuple afin de le rendre docile. Concrètement, comment est-ce que la démocratie libérale capitaliste utilise l’illusion du choix pour perpétuer son hégémonie ? À l’aide d’une critique comparative entre le système électoral canadien et la culture de consommation, nous montrons que cette devanture démocratique est utilisée en tant qu’arme secrète pour assujettir le peuple tout en gardant une allure juste, libre et équitable.
Le système électoral
« Les élections et les politiciens sont là pour donner l’illusion qu’il existe un libre choix, mais il n’y a pas réellement de libre choix dans ce pays ». – George Carlin, cité par Francis-Dupuis Déri²
Tout d’abord, le système électoral actuel n’est pas démocratique. L’origine du mot démocratie est « pouvoir au peuple » (demos = peuple, kratos = pouvoir), mais le peuple ne détient pas réellement d’agentivité. Parmi les principaux aspects qui appuient cette conclusion, il y a le fait que le système électoral n’est pas représentatif. Dans son argumentaire Nous n’irons plus aux urnes, Francis-Dupuis Déri évoque notamment le fait que statistiquement, les dirigeant-e-s politiques ne sont presque jamais élu-e-s par la majorité. Remarquons, par exemple, qu’au soi-disant Canada, en moyenne 70,5 % de l’électorat vote. C’est une statistique qui paraît fort prometteuse, sauf quand on se rend compte que cette moyenne chute au-deçà de 50 % lorsqu’on considère ces mêmes élections en fonction de la proportion de la population totale du pays³. En ce sens, tant que la majorité ne vote pas, il est impossible qu’un-e élu-e représente réellement le peuple, même s’iel reçoit la totalité des votes. C’est le cas parce que les décisions que prend l’élite politique affectent l’ensemble des habitant-e-s d’un pays, et non seulement leur base électorale ou les électeurs et électrices inscrit-e-s. Notons aussi brièvement qu’un amas d’hommes blancs hétérosexuels cisgenres riches, c’est-à-dire la grande majorité de la classe politique, risquent de peiner à représenter le ou la citoyen-ne lambda qui subit une ou plusieurs formes d’oppression, de par une mécompréhension totale de leur réalité, celle-ci étant forgée par les oppressions vécues.
Dans tous les cas, même si les dirigeant-e-s étaient réellement élu-e-s de façon représentative, le kratos n’appartiendrait pas au peuple, parce que le pouvoir qu’on lui accorde ne se déploie qu’aux urnes. Cette façon d’exercer son soi-disant « pouvoir de citoyen-ne » est problématique, parce qu’elle donne l’impression aux personnes votant que l’implication politique possible se limite à cocher un nom une fois par quatre ans. Comme le dit George Carlin (cité par Dupuis-Déri) : « pour les gens une journée d’élection tous les ans pour qu’ils aient l’impression de faire des choix, des choix insignifiants qui nous permettent d’avancer comme esclaves qui diraient : “Ah ! J’ai voté »⁴. C’est problématique parce que contrairement à une logique de démocratie directe, l’on n’a pas de pouvoir sur la politique. Choisir la personne qui nous domine n’est pas un moyen d’éliminer l’oppression, mais plutôt de la pérenniser tout en camouflant sa perpétuation. Autrement dit, à « défaut de supprimer l’exploitation, nous l’avons rendue démocratique. À défaut de supprimer la domination, nous l’avons rendue élective »⁵. Si le peuple n’est pas en contrôle, c’est le système lui-même qui l’est : dans les mots d’Andrew Bard Schmookler, « Though we may see some human beings in positions of power, if it is the dynamic of the system that selects its own governors, then it is the system that governs itself »⁶.
Le vote n’est alors pas un réel pouvoir politique, mais une acceptation tacite d’un système de domination. Néanmoins (ou peut-être justement), l’on incite la population à participer le plus possible, notamment en réifiant la pratique de voter, le prétendu « devoir du citoyen ». Pour garder une certaine cohérence avec cette pression, l’on ostracise celleux qui s’abstiennent, et ce, peu importe l’ampleur, de leurs autres implications politiques. Ainsi, de par son rôle d’illusion de choix et son imposition, le vote détourne le regard de la réalité difficile, soit qu’il y a d’autres formes d’organisation politique, et ainsi perpétue la démocratie libérale capitaliste. Notons aussi que « les régimes parlementaires sont responsables de l’emprisonnement, de la torture et de l’assassinat de gens du peuple qui tentaient de s’organiser de manière autonome »⁷, et ce, afin d’appuyer cette illusion, soit que le statu quo est naturel, inévitable, perpétuel et bénéfique pour toustes⁸.
Consommation et marques
La démocratie libérale, l’idéologie dominante de l’Occident, présente la consommation comme un acte permettant de définir sa propre identité tout en donnant l’image que les humain-e-s font le choix conscient de consommer. L’optique selon laquelle la consommation est un choix libre entrepris par les individus est imposée et perpétuée par le système libéral actuel. L’empreinte identitaire de la consommation est particulièrement renforcée par l’image de marque que les entreprises apposent sur leurs produits. C’est ici que la culture du logo, mise en place au cours du XIX siècle, prend toute son importance. Dans No Logo, Naomi Klein dit que « corporations may manufacture products, but what consumers buy are brands »⁹. En d’autres mots, la logique de consommation d’objets s’est déplacée vers une logique de consommation de marque. En ce sens, l’industrie donne l’impression aux individus qu’iels peuvent construire leur identité à travers la consommation. L’obligation de dépenser pour exprimer et construire son identité devient donc une forme d’oppression, ayant pour appui la fétichisation d’objets causée entre autres par l’image de marque. La démocratie libérale entretient son hégémonie avec une logique oppressive, en créant l’illusion que la consommation est un choix fait par l’individu. Le choix de consommer n’est qu’une illusion pour perpétuer l’hégémonie de la démocratie libérale.
Dans notre société actuelle, la consommation, et les choix qu’elle implique participent à la construction de l’identité individuelle. Le régime libéral capitaliste prend avantage à perpétuer cette vision, car la croissance économique et la recherche constante de profits sont les motifs de base de cette logique. Notons le fait que l’unicité des individus soit construite par des agents extérieurs est problématique. Mikhael Bakounine exprime bien les raisons de cette problématique, soit que l’identité doit venir de soi afin d’être réellement libératrice. L’auteur russe indique aussi que les identités conçues par des facteurs extérieurs sont en quelque sorte une forme d’oppression, une façon de les contrôler. Par exemple, une méthode assez connue d’expression identitaire est le style vestimentaire : la consommation de vêtement devient donc un moyen d’exprimer son identité. Les styles vestimentaires ne sont pas produits par les personnes consommatrices, donc l’identité vestimentaire n’est pas construite de façon autarcique. Le système démocratique libéral associe l’acte de consommer à la construction de l’identité. Cependant, une identité qui n’est pas construite de l’intérieur constitue un moyen excellent de contrôle et d’oppression de la population. Il est donc possible de conclure que la consommation est utilisée pour perpétuer l’hégémonie du système actuel.
Notre survie en tant qu’être humain-e est directement liée à notre consommation. L’illusion que consommer est un choix est imposée par l’hégémonie de la démocratie libérale, et l’abondance de choix proposés sert à distraire de cette réalité. La panoplie de produits et de marques donne l’impression que le choix est librement effectué. Les corporations illusionnent que leur conception des produits est un processus démocratique, autrement dit que la compagnie est à l’écoute de sa clientèle. Tout ceci n’est qu’un mirage : il suffit de se rappeler que la logique capitaliste est au cœur du tissu de processus décisionnel des corporations. Dans le même ordre d’idées, la croyance que nous avons de l’agentivité sur nos choix de consommation est proliféré par de gargantuesques monopoles. En réalité, dans la plupart des domaines de consommation, notre décision est restreinte seulement à quelques multinationales gargantuesques : il s’agit d’un oligopole. L’abondance de marques, et de choix, pervertit cette réalité. Les choix que nous effectuons ne sont qu’une illusion, laquelle est au service de la perpétuation de la démocratie libérale.
Comparaison critique
« The conscious and intelligent manipulation of the organized habits and opinions of the masses is an important element in democratic society » – Edward Bernays¹⁰
Le choix de l’électorat et des personnes consommatrices sont donc tous les deux des prises de décisions ritualisées et illusoires qui servent à manipuler et distraire les citoyen-ne-s. Les mécanismes des deux cas font preuve d’une certaine unicité, mais ont néanmoins des éléments communs. Il y a d’abord une certaine tentative de décollectiviser les individus, laquelle s’articule de deux façons. Premièrement, la construction d’identité est instrumentalisée afin de créer un sentiment d’appartenance. Le ou la citoyen-ne est incité-e à s’identifier dans un cas à une marque, et dans l’autre à un parti, et d’en faire un élément central de son identité. Comme noté précédemment, selon Bakounine, une vraie identité émancipatrice doit venir de l’intérieur et être fluide. En outre, d’après la Société du spectacle de Guy Debord, l’on a troqué une réelle identité pour une existence aliénante qui centre l’existence sur des objets de marchandise homogènes. Dans ce cas-ci, les marques et les partis politiques tentent d’imposer une identité extérieure, rigide et uniforme. Ainsi, accepter cette identité signifie s’inscrire dans une logique préconstruite qui achemine vers d’autres prises de décision chimériques. Une réelle profondeur de l’existence n’y pourra jamais être atteinte. Ensuite, l’on présente la prise de décision elle-même comme un mécanisme individuel, et non collectif. De façon générale, la logique néolibérale du choix est un outil d’individualisation : comme le dit Peter Kelly « […] the neo-Liberal version of capitalism individualises and atomises the person »¹¹. Les choix électoraux se font individuellement, ce qui retire, ou du moins réduit grandement, la possibilité de discussion collective organisée. Cette atomisation des choix et du pouvoir politique constitue un obstacle majeur à l’auto-organisation, et impose le statuquo politique, c’est-à-dire la démocratie libérale, comme seule possibilité (viable).
Cette poussée vers l’individualisme hégémonique est appuyée par la logique de compétition inhérente au libéralisme. Que l’on soit à la poursuite d’un vote ou d’un achat, c’est la concurrence libre qui est censée garantir l’égalité et la justice. L’impératif de la compétition découle des systèmes politiques et économiques en tant que tels vers d’autres sphères, tels l’éducation et le marché du travail, et en se faisant contribue à une marchandisation systématique de toutes les sphères de la vie. Dans son œuvre séminale L’entraide, l’auteur anarchiste russe Pierre Kropotkine postule que c’est la coopération, et non la compétition, qui est naturelle aux êtres vivants. Selon lui, la concurrence, qui va de pair avec l’individualisme, n’est favorable qu’aux individus ayant des inclinaisons de prédateur, et mène à des structures injustes et des disparités importantes¹².
Conclusion
En fin de compte, un choix qui prend place dans le système actuel n’est en réalité que l’ombre d’un réel pouvoir, qui sert à détourner le regard de la réelle liberté, de l’innovation et des changements significatifs. Malgré tout, l’état¹³ l’impose, que ce soit par la violence verbale, physique, ou sociale (par exemple l’ostracisation), ou en l’exigeant comme mode de subsistance dans le cas la consommation. Infliger un faux choix consiste à imposer le cadre-même de ce choix, soit une structure intrinsèquement violente et oppressive. Toutefois, il n’est pas inconcevable qu’un individu puisse avoir une agentivité sur sa vie avec des choix. L’essentiel, c’est que ces choix soient réellement libres et informés, c’est-à-dire indépendants de manipulation extérieure, et qu’elles aient un impact réel sur l’enjeu en question, mais aussi sur la structure et le cadre politique. En ce sens, participer à des types d’organisation tels que la démocratie directe constitue une forme de préfiguration, et ainsi une libération, du moins partielle, de l’illusion du choix.
¹ Andrew Bard Schmookler, The illusion of choice: How the market economy
shapes our destiny. Albany: State University of New York Press, 1993, p. 5.
² Cit. in Francis Dupuis-Déri, Nous n’irons plus aux urnes : plaidoyer pour l’abstention. Montréal : Lux, 2019, p.13.
³ Élections Canada, Voter turnout at federal elections and referendums, s.d.
⁴ Francis Dupuis-Déri, Op.cit., 2019, p.13.
⁵ Marc-André Cyr et al., Un système sans qualité : matériaux pour une critique du capitalisme. Montréal : M Éditeur, 2017, p. 9.
⁶ Andrew Bard Schmookler, Op.cit., 1993, p. 94.
⁷ Francis Dupuis-Déri, Op.cit., 2019, p.17.
⁸ Nicki Lisa Cole, « What is cultural hegemony? », ThoughtCo, 2020.
⁹ Naomi Klein, No Logo: taking aim at the brand bullies. Londres : Picador, 1999, p. 7.
¹⁰ Edward L. Bernays, Propaganda. Oxfordshire : Routledge, 1928, p. 9.
¹¹ Peter Kelly, « Neo-Liberal Capitalism and the War on Young People: Growing Up with the Illusion of Choice and the Ambivalence of Freedom », Youth in a Globalizing World, Vol. 7, 2018, p. 106.
¹² Pierre Kropotkine, L’entraide, un facteur de l’évolution. Londres : Hachette, 1902.
¹³ On se permet de déroger aux règles de la grammaire française en écrivant « état » et non « État » dans le but de ne pas anthropomorphiser ou vouer un respect à une quelconque autorité, dans le même sens qu’on n’écrirait pas « Bourse », « Dieu » et « Église ».
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