Sam Chourot

Pour certain-e-s, accéder à la théorie est un privilège, un capital social issu d’une éducation supérieure. Pour d’autres, c’est une nécessité vitale, la seule manière de donner un sens à leur expérience et d’y mettre des mots. Le véritable privilège ne réside pas uniquement dans l’accès à la théorie, mais également dans la possibilité de l’ignorer. Cette indifférence reflète une ontologie dominante qui, en validant déjà leur existence, les dispense d’avoir à la justifier. De la même manière que les personnes les plus favorisées peuvent se détourner de la politique, celles qui en subissent les effets n’ont d’autre choix que d’en ressentir l’impact avec une intensité qui ne permet pas l'ignorance. La théorie, par essence politique, reflète les dynamiques de pouvoir qu’elle cherche à analyser et, parfois, à transformer.
En effet, même les cadres théoriques les plus progressistes — qu’il s’agisse de l’intersectionnalité, des approches postcoloniales et décoloniales, queers, crips[1], ou de celles qui transcendent le constructivisme[2] souvent limité à des réformes du cadre dominant — peinent à être pleinement comprises et mises en œuvre. Par exemple, les personnes trans ne sont incluses qu’à condition de se conformer à la binarité de genre, dans des expériences qui peuvent être interprétées à travers les termes du cadre dominant. Les personnes noires, quant à elles, ne sont reconnues qu’à travers une assimilation forcée à des vécus « généralisables », souvent alignés sur les expériences blanches. Quant aux personnes en situation de handicap, elles sont fréquemment reléguées à l’invisibilité politique et médiatique, ou mises en avant uniquement lorsqu’elles valorisent les normes validistes.
Cette exclusion persiste même dans des analyses se revendiquant critiques et déconstruites, soulignant ainsi les limites de ces approches théoriques face aux dynamiques de pouvoir qui les façonnent. Ainsi, l’exclusion découle d’un système qui privilégie les normes dominantes, sacrifiant la pluralité des expériences à l’autel de l’intelligibilité. Les existences qui se définissent en dehors de ces cadres, dans leurs propres termes théoriques, deviennent alors non seulement incompréhensibles, mais aussi activement rejetées.
Certain-e-s brandiront leurs expériences comme une matérialité indiscutable, l’argument ultime, pour délégitimer notre vécu en affirmant que, dans une population dominante, leur expérience est « partagée » et universelle. Cette posture révèle une profonde ironie, car toute expérience qui s’ancre dans des constructions sociales et qui s’y oppose est matériellement tangible. En réalité, le concept de matérialité vise à éclairer des expériences concrètes, souvent en opposition aux limites imposées par l’idéologie sociale sur ce qui est considéré « vrai », possible ou légitime. Historiquement, les théories matérialistes ont permis d’imaginer des alternatives au capitalisme, de repenser la catégorie « femme » autrement qu’au travers de l’infériorité imposée par rapport aux hommes et de remettre en question la langue, le sexe, le genre, la race et le handicap. En ouvrant des espaces alternatifs, la théorie matérialiste a offert aux personnes marginalisées la possibilité d’exister en dehors des catégories imposées par l’hégémonie sociale, dans des termes qui leur appartiennent pleinement.
Cependant, les cadres féministes les plus susceptibles d’être reconnus par le système normatif (hétérosexuel, blanc, cisgenre, valide, occidental) adoptent souvent — parfois sous contrainte, parfois parce que cela n’entrave pas leur capacité de subversion[3] — l’ontologie dominante. Ces cadres remettent en question uniquement les aspects qui les affectent directement, tout en ignorant ou perpétuant les normes qui oppriment d’autres groupes. Ils confèrent ainsi une légitimité exclusive à leurs propres revendications, souvent centrées, dans ce contexte, sur la question du sexisme.
Ce détournement de la théorie matérialiste a engendré une dynamique paradoxale où les personnes noires, racisées, immigrantes, des Suds, queer, trans, en situation de handicap, et toutes celles dont les vécus échappent à cette matérialité standardisée se retrouvent contraintes de démontrer que leur expérience est également matérielle. Face à un cadre social et académique rigide, la seule voie vers la légitimité consiste à confirmer la norme en s’intégrant à une des catégories binaires. Ainsi, le matérialisme, élevé au rang de vérité universelle (« matérielle ») ancrée dans l’ontologie dominante, devient un outil de standardisation, reléguant toutes les autres expériences au champ du théorique : condamnées à l’invisibilité et au silence[4].
Cette simplification de la « théorie » matérialiste engendre un ressentiment profond envers les groupes marginalisés qui osent critiquer ces cadres ou suggérer d’élargir la focale. Elle alimente ce que j’appelle « la haine de la théorie ». Cette aversion découle d’une perception biaisée selon laquelle la théorie, au lieu de créer des passerelles ou d’intégrer les diversités, serait un obstacle à la quête de légitimité des groupes militants plus privilégiés au sein de l’ordre social établi. Ainsi, ce qui est qualifié de théorique, en opposition à la matérialité, est souvent accusé d’obscurité et d’irréalité, car il met en lumière les limites du cadre dominant et refuse de consolider et de figer l’universalité des expériences majoritaires. Cette haine se manifeste par une ignorance délibérée, un repli identitaire et théorique, et une valorisation exclusive d’une matérialité qui ne reconnaît que les expériences conformes à l’hégémonie sociale.
J’appelle à une transformation radicale : non pas une théorie qui reconfirme les cadres existants, mais une théorie vivante, expansive et inclusive. Une théorie qui refuse de se plier aux normes dominantes et qui réinvente les possibles, permettant à toutes les réalités marginalisées de vivre pleinement et d’être légitimement reconnues. La haine de la théorie, loin d’être un simple rejet intellectuel, incarne une défense acharnée du statu quo. Elle révèle un impératif silencieux de préserver les structures dominantes et résiste à l’idée que d’autres récits, d’autres vécus, puissent remettre en question les fondements mêmes de la société. Or, rejeter la théorie, c’est refuser aux diversités leur droit d’exister selon leurs propres termes. C’est nier notre capacité à rêver et à construire des mondes où nos réalités ne sont plus marginalisées, mais pleinement reconnues et célébrées.
[1] Théorie critique du handicap ancrée dans la théorie queer, elle déconstruit les normes capacitistes en révélant les intersections entre handicap, genre et sexualité, tout en questionnant les notions de normalité et d’autonomie au sein des structures sociales oppressives.
[2] Théorie critique qui interroge la construction des catégories identitaires comme le genre, la race ou la sexualité, entre autres, en révélant leurs fondements discursifs et sociaux.
[3] Leur capacité à se libérer de l’oppression vécue.
[4] Ou encore à des coalitions périphériques à la lutte contre le sexisme, perpétuant l’idée fallacieuse que les autres systèmes d’oppression évoluent de manière isolée et ne sont pas intrinsèquement liés.
Comments