La centralisation du système de santé québécois
- Théo Jimenez
- 31 juil.
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Théo Jimenez

L’évolution de la gouvernance de la santé au Québec : de la régionalisation à la centralisation
L’histoire de la gouvernance de la santé au Québec est marquée par une alternance entre des dynamiques de décentralisation et de centralisation politique, le tout dans une constante tension entre équilibre, efficacité, accessibilité, autonomie des patient·es et légitimité démocratique.[1] Depuis la création du ministère des Affaires sociales en 1971, le Québec a progressivement développé un modèle propre, en fusionnant les secteurs de la santé et des services sociaux au sein d’une même structure institutionnelle. Ce processus a conduit à la création du Ministère de la Santé et des Services Sociaux (MSSS)[2].
Dans les années 1980 et 1990, la régionalisation est apparue comme une réponse politique à la complexité de répondre à la demande des soins et services sociaux croissante et à la nécessité d’adapter les services aux réalités locales et régionales. À ce titre, la création des régies régionales de la santé et des services sociaux (RRSSS) avait pour objectif de renforcer la gouvernance de proximité, en permettant aux acteur·rices des territoires de participer à la planification et à la coordination des soins.[3] Ces régies disposaient d’une relative autonomie dans l’élaboration des orientations régionales, bien que les grandes lignes demeurent dictées par le MSSS.[4]
Toutefois, cette organisation n’a pas permis d’atteindre pleinement les objectifs de cohérence, d’équité et de performance. Les RSSS ont été critiquées pour leur bureaucratie, la disparité de leur fonctionnement ainsi que leurs services offerts et la difficulté à assurer une harmonisation interrégionale.[5] De surcroît, le pouvoir réel de décision restait concentré à Québec, ce qui a grandement restreint les idéaux de gouvernance et d’autonomie territoriale. À partir des années 2000, un virage centralisateur s’est dessiné, en réponse aux impératifs de maîtrise budgétaire, de contrôle qualité et de gouvernance managériale issue du nouveau management public (New Public Management).
Dans cette même optique, la réforme de 2004, instaurant les Agences de Santé et de Services Sociaux (ASSS), a marqué une étape intermédiaire : celles-ci ont fusionné les régies régionales tout en renforçant leur subordination au MSSS.[6] Cette centralisation a culminé en 2015 avec la Loi 10, dite Barrette, qui a profondément modifié la structure du réseau en abolissant les agences et en instituant une nouvelle forme de gouvernance encore plus hiérarchisée.[7]
Une réforme systémique : la Loi 10 et ses prolongements
La réforme portée par la Loi 10 (Loi modifiant l'organisation et la gouvernance du réseau de la santé et des services sociaux) adoptée en 2015, constitue une rupture dans l’histoire du système québécois. Elle visait à améliorer l’efficience du réseau et à rationaliser sa structure en réduisant drastiquement le nombre d’établissements. Plus de 180 établissements publics ont été fusionnés pour former 34 structures appelées CISSS (Centres intégrés de santé et de services sociaux) ou CIUSSS (Centres intégrés universitaires de santé et de services sociaux).[8] Néanmoins, certaines structures n’ont pas fait l’objet de cette fusion administrative. Elles sont au nombre de sept.
Cette réforme a entraîné une verticalisation du pouvoir.[9] Désormais, les conseils d’administration des CISSS/CIUSSS sont maintenant en majorité nommés par le ou la ministre, tout comme les directions générales.[10] La gouvernance locale et les mécanismes participatifs, tels que les comités des usager·ères, ont été maintenus de façon symbolique, mais leur influence réelle s’est fortement réduite dans une structure dominée par une logique néolibérale de performance et d’objectifs mesurables.[11]
De plus, la Loi 10 n’a pas seulement modifié la cartographie institutionnelle : elle a transformé la philosophie même de la gouvernance en santé, en renforçant une culture gestionnaire fondée sur les principes d’optimisation et d’efficience. Cette orientation s’est poursuivie avec les projets de loi ultérieurs, notamment le projet de loi 15 présenté en 2023, qui vise à créer une agence opérationnelle nommée Santé Québec.[12] Cette entité serait chargée de la gestion quotidienne du réseau, pendant que le MSSS conserverait les fonctions de planification stratégique et d’élaboration des politiques publiques.
Ce découpage organisationnel est présenté par les autorités comme un moyen de clarifier les rôles, de réduire la bureaucratie interne et de répondre plus rapidement aux besoins de la population. Toutefois, il marque une centralisation inédite, réduisant l’espace d’expression des acteur·rices locaux·ales et fragilisant les principes de démocratie participative sanitaire. D’autant plus que la place des patients et patientes ou leurs familles reste au second plan en termes de gouvernance.
Les effets contrastés d’une gouvernance centralisée
La centralisation du système de santé québécois engendre des effets ambivalents qui méritent une évaluation nuancée. D’un point de vue gouvernemental, cette recentralisation permet de garantir une plus grande cohérence des orientations politiques et de déployer (en théorie) plus rapidement les priorités nationales. Cependant, cette centralisation a aussi suscité de nombreuses critiques, tant sur le plan démocratique que territorial. La réduction des espaces de délibération, la dissolution des paliers intermédiaires et la faiblesse des mécanismes de participation citoyenne ont contribué à éloigner les décisions des réalités locales.[13] Les usager·ères, les élu·es municipaux·ales, les syndicats et les professionnel·les de terrain dénoncent un sentiment de dépossession, un affaiblissement du dialogue territorial et un recul des capacités d’adaptation locale du réseau.[14]
Par ailleurs, le modèle centralisé a parfois été perçu comme rigide et inadapté à la diversité des besoins des populations. Il tend à uniformiser les réponses au détriment des dynamiques communautaires, en réduisant la reconnaissance des savoirs profanes, notamment ceux des usager·ères, des proches aidant·es ou des groupes issus de la société civile.[15] Ce faisant, la gouvernance centralisée accroît le risque d’une fracture entre les institutions de santé et les communautés qu’elles sont censées servir.
Enfin, cette centralisation affaiblit les leviers de mobilisation démocratique. En marginalisant les mécanismes de participation et de représentation, elle contribue à éroder la confiance des citoyen·nes envers leur système de santé. À ce titre, la réforme québécoise pose un défi de fond : comment concilier l’exigence d’efficience et de contrôle centralisé du MSSS avec l’impératif démocratique de participation et de reconnaissance des acteur·rices territoriaux·ales ?
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[1] [2] [4] Turgeon, J., Jacob, R., & Denis, J.-L. (2011). Québec : Cinquante ans d’évolution au prisme des réformes (1961-2010). Les Tribunes de la santé, n°30(1), 57. https://doi.org/10.3917/seve.030.0057
[3] [5] Polton, D. (2004). Décentralisation des systèmes de santé : Un éclairage international. Revue française des affaires sociales, 4, 267‑299. https://doi.org/10.3917/rfas.044.0267
[6] Institut de recherche et d’informatique socio-économiques. (2014). Note socio-économique : La gouvernance de la santé au Québec.
[7] Élodie Camirand, É., & Farman, O. (2015). Adoption du projet de loi n° 10 : Les nouvelles règles d’organisation et de gouvernance du réseau de la santé et des services sociaux. Norton Rose Fulbright, 1‑4.
[8]Bourque, D., & Lachapelle, R. (2018). Les ravages de la réforme Barrette. Relations, 798, 20‑21.
[9] Bourque, M., & Grenier, J. (s. d.). Les conséquences des réformes Couillard et Barrette sur les services sociaux. Université du Québec en Outaouais.
[10] [11] Élodie Camirand, É., & Farman, O. (2015). Adoption du projet de loi n° 10 : Les nouvelles règles d’organisation et de gouvernance du réseau de la santé et des services sociaux. Norton Rose Fulbright, 1‑4.
[12] Plourde, A. (2023, juin 13). Réforme Dubé : Portrait-robot de l’agence Santé Québec. Institut de recherche et d’informations socioéconomiques.
[13] [14] Alami, H., Gagnon, M.-P., & Fortin, J.-P. (2019). Conditions organisationnelles et systémiques à l’implication des citoyens-patients dans le développement de la télésanté au Québec: Santé Publique, Vol. 31(1), 125‑135. https://doi.org/10.3917/spub.191.0125
[15]Belzile, G., & Guénette, J. (2017). La centralisation en santé : Une recette vouée à l’échec. IEDM.
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