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  • Émile Brassard

Rapport de pouvoir dans le milieu militant


Le champ militant radical uqamien semble, dans cette période postpandémique, traversé par une absence de bloc historique hégémonique. Autrement dit, après la disparition ou l’affaiblissement de plusieurs groupes militants depuis les dix dernières années (COBP, UCL, CEVESMontréal, ASSÉ, CUTE, PCR, Force étudiante critique, Horsd'Oeuvre, Collectif de débrayage, etc.),¹ les nouveaux groupes qui se sont formés (ORA, PL, Rage climatique, CRUES), en plus de quelques anciens (CLAC),² peinent à gagner le support des autres forces sociales, à effectuer une convergence des luttes et donc à orienter l’action militante.


Dans cette guerre de position pour l’hégémonie dans la contre-hégémonie, toutes les énergies de plusieurs personnes militantes tentent, tant bien que mal, de structurer la structure de pouvoir du champ militant dans leur intérêt. Voici donc des réflexions plutôt théoriques — et d’inspiration bourdieusienne — qui pourrait trouver écho pratique à qui le veut bien.


Le champ militant


Les militant-e-s, les institutions et groupes militants créent, par leurs relations, l’espace même qui les détermine. Celleux-ci produisent un espace de lutte relativement autonome des autres champs ayant ces règles et ces distributions de pouvoir propres.


Pour intégrer le champ du militantisme radical, des épreuves d’initiation de préparation et de sélection sont aménagées par les institutions militantes, comme des assemblées générales, des comités de mobilisation, des conférences, des manifestations, des cercles de lectures, etc., visant à produire chez les nouvelles personnes entrantes un investissement initial dans le jeu du militantisme. Ces étapes initiales jusqu’à la première prise de tâches militantes font partie du processus continu de transformation par lequel une personne devient militante.


Ces étapes permettent le développement de la croyance dans les valeurs du champ, mais aussi la reconnaissance des règles du jeu du champ, appelé l’illusio. Par exemple, l’une des croyances fondamentales du champ du militantisme pourrait être que l’investissement dans la lutte vaut la peine pour contester la domination des « puissants » dans l’ordre social. Au fil du temps, les personnes militantes en jouant les règles du jeu et par la socialisation incorporent l’habitus spécifique au champ, soit « le système de dispositions (…) qui (…) fonctionne à chaque moment comme une matrice de perceptions, d’appréciations et d’action »³.


Capital militant


Plus fondamentale est la règle de la reconnaissance de la valeur du capital symbolique spécifique au champ, soit le capital militant. Ce capital est un pouvoir, « fondé sur la connaissance et la reconnaissance », « qui fonctionne comme une forme de crédit », de gloire, d’honneur, de réputation, de notoriété. Ce crédit est accordé par les personnes qui appartiennent au champ et suppose ainsi leur croyance en la valeur du crédit.


Ainsi, le capital militant implique qu’une personne militante doit prendre sur elle-même le point de vue des autres et l’anticiper pour s’y adapter. Elle constitue « un être-perçu, condamné à être défini dans sa vérité par la perception des autres ».


Ce capital militant est tacitement recherché pour son pouvoir d’action sur les autres. Sans ce capital militant, il devient pratiquement impossible de mobiliser des camarades dans l’action, puisque les membres du champ n’y accorderont que peu de valeur. Justement, ce capital est inégalement distribué, ce qui conditionne les possibilités et les impossibilités des agent-e-s, soit leurs stratégies particulières. Ce sont ces « atouts » qui agissent comme « facteurs différentiels de succès » pouvant donner un « avantage dans la concurrence » au sein du champ.


En somme, la structure du champ du militantisme étudiant est déterminée par la distribution inégale de ce capital. Cette distribution opère une polarisation — spécifique au champ — entre les personnes dominantes et celles dominées.


Relation dominant-e-s/dominé-e-s


En ce sens, la capacité d’action militante est conditionnée par la recherche égoïste de l’amour-propre « qui est, simultanément, poursuite (…) de l’approbation d’autrui ».


Les personnes dominantes seraient celles qui détiennent la maîtrise d’une grande quantité de capital militant et qui occupent dans la structure une place telle que la structure agit en leur faveur. Ces personnes défendent et imposent, « souvent sans rien faire pour cela, la représentation (du mouvement militant) la plus favorable à leurs intérêts », à savoir la manière « convenable », légitime, de jouer et les règles du jeu, donc de participer au jeu. En d’autres termes, des militant-e-s ont généralement obtenu leur capital militant par le respect des règles du jeu tel que valorisé par les autres personnes dominantes du champ et constituent désormais des points de référence obligés.


Pour leur part, les personnes dominées sont contraintes de se positionner par rapport aux personnes dominantes puisqu’elles en sont dépendantes pour se perpétuer dans le milieu militant. La nouvelle personne militante peut incorporer les règles du jeu sous forme d’affects par les personnes militantes expérimentées. Ces affects sont colorés par des « injonctions, prescriptions ou condamnations paternelles » propices à exercer un « effet d’Œdipe », soit un amour chez les néomilitant-e-s pour les ancien-ne-s militant-e-s paternalistes¹⁰. Ceci contribue à l’appréciation de la personne dominée de soi-même et des personnes dominantes produisant une « incorporation des classements »¹¹. Ainsi, la violence symbolique représente « cette coercition qui ne s’institue que par l’intermédiaire de l’adhésion » tacite et par anticipation de la personne dominée, souvent à son insu, parfois contre son gré, des limites imposées¹².


Ce contrôle sur l’action militante permet aux agent-e-s dominant-e-s du champ militant d’imposer leur représentation du mouvement, et ce, par le contrôle de la distribution du capital militant. D’une part, la formation d’alliance et de groupes affinitaires ou institutionnels au sein du mouvement militant est fortement conditionnée par cette dynamique : les personnes dominantes choisissent leur collaboration/amitié avec d’autres militant-e-s en fonction de leurs intérêts. D’autre part, leurs discours (comme leurs propos en réunion, leurs textes, leurs appels à la lutte, etc.) ont un poids démesurément plus fort que celui de n’importe quel-le étudiant-e lambda dépourvu-e de tout capital militant.


Reproduction de l’ordre social


Notons, enfin, que l’on pourrait également insister sur la distribution classiste, genrée et racisée du capital militant. Les personnes qui possèdent le plus de capital militant peuvent être majoritairement des hommes cis blancs issus de familles bourgeoises. Cela peut faire en sorte que la structure de pouvoir serve leurs intérêts : cela expliquerait en partie pourquoi les mouvements militants ont permis/permettent la reproduction de plusieurs formes de violences classistes, sexistes et racistes en leur sein. En fait, une personne ayant beaucoup de capital militant sera largement plus pardonnée pour des actes violents qu’elle a commis qu’une personne en ayant peu. Les personnes dominées seront peu enclines à agir contre une personne dominante puisque, d’une part, ces personnes dominantes sont souvent l’une des sources majeures de capital militant pour les personnes dominées et, d’autre part, la structure du champ est telle que la personne dominante est considérée comme essentielle, comme quasiment irremplaçable. Enfin, les personnes dominantes vont attribuer du capital militant aux personnes dominées qui ne remettent pas en question leurs intérêts.


Il ne m’apparait pas toutefois y avoir de solution à cette domination au sein du champ. L’existence en soi du champ militant implique des règles du jeu et donc une distribution de capital symbolique. La solution ultime serait la destruction du militantisme ce qui aurait des effets plus néfastes au sein du surchamp politique, renforçant la domination de la classe dominante au sein de la société. Or, il me semble important d’être conscient-e, dans le contexte de reconstruction des groupes militant-e-s, des structures de distribution du capital militant afin d’imposer une vigilance constante sur les personnes dominantes et de redéfinir, lorsque nécessaire, les frontières du champ. Il importe donc d’identifier les personnes dominantes, de cerner les actions spécifiques qui reproduisent ou contrecarrent les intérêts des personnes dominantes et de prendre connaissance du jeu d’alliance dans le recrutement ou le rejet de nouvelles personnes militantes.



¹ Collectif opposé à la brutalité policière (COBP), Union communiste libertaire (UCL), Coalition étudiante pour un virage environnemental et social (CEVES), Association pour une solidarité syndicale étudiante (ASSÉ), Comités unitaires sur le travail étudiant (CUTE), Parti communiste révolutionnaire (PCR).

² Organisation révolutionnaire anarchiste (ORA), Première ligne (PL), Coalition de résistance pour l’unité étudiante syndicale (CRUES), Convergence des luttes anticapitalistes (CLAC).

³ Pierre Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique : précédé de trois études d’ethnologie kabyle, 2e éd., Paris, Seuil, coll. « Points. Essais », 2000, p. 261.

 Pierre Bourdieu, Science de la science et réflexivité : cours du Collège de France, 2000-2001, Paris, Raisons d’agir, coll. « Collection “Cours et travaux” », 2001, p. 70. ; Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Liber », 1997, s. p., chap. 5, parag. 7.

 Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, op. cit., chap. 5.

 Pierre Bourdieu, Science de la science et réflexivité, op. cit., p. 70.

 Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, op. cit., chap. 5. parag. 6-7.

 Pierre Bourdieu, Science de la science et réflexivité, op. cit., p. 71.

 Ibid., p. 73.

¹⁰ Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, op. cit., chap. 5, parag. 8.

¹¹ Ibid., chap. 5, parag. 15.

¹² Ibid., chap. 5, parag. 13-5.

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