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Émile Brassard

Une critique du concept de greedflation

Dernière mise à jour : 20 oct.



La hausse spectaculaire de l’inflation en été dernier a fait rejaillir l’idée d’une greedflation (avarice-flation) comme source de la croissance des inégalités au Canada. En fait, plusieurs, dont certain-e-s chercheur-e-s de l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS), « soupçonnent les entreprises d’avoir profité de la confusion liée au contexte d’inflation pour majorer leur prix au-delà de l’augmentation de leurs coûts d’opération, une manœuvre qui leur aurait permis d’engranger des profits records »¹.


Or, en plus d’être empiriquement douteux, le concept de greedflation semble issu d’une confusion théorique sur la nature de l’exploitation sous le système capitaliste. Dans le contexte de la possible compagne « Ben trop cher »², il apparait important de partir de bases théoriques et empiriques solides pour qu’un mouvement populaire soit capable d’imposer des revendications cohérentes face à la situation inflationniste.


Un problème empirique


Les consommateurs le constatent : les prix des biens de consommation quotidiens, comme l’épicerie, augmentent. Ainsi, il n’est guère surprenant qu’au banc des accusé-e-s de cette soi-disant greedflation se trouve, aux premières loges, le secteur des épiceries³.


Toutefois, le profit des trois grands épiciers canadiens, soit Empire/Sobeys, Metro et Loblaw, pour l’année 2022 ne diffère pas considérablement des années précédentes. En effet, il n’y a pas de différence significative entre les variations du profit brut réel avant 2022 et après 2022 pour ces trois entreprises. En d’autres termes, l’évolution de leur profit par rapport à leur chiffre d’affaires est similaire avant et après la montée de l’inflation. Comme le montre le graphique 1, Loblaw connait une croissance de son profit brut réelle depuis 2014 et cette croissance ne s’est pas accélérée avec l’inflation. La marge brute d’Empire et de Metro est demeurée stable.


Graphique 1 : Évolution du profit brute réel de trois géants de l'épicerie canadienne


De même, l’évolution du profit brut en dollars constants de Empire/Sobeys, Metro et Loblaw ne révèlent pas une croissance anormale depuis le début de la période inflationniste.


Graphique 2 : Évolution du profit brute de trois géants de l'épicerie canadienne (moyenne mobile 1 an)


Aussi, l’une des preuves de greedflation avancées par l’IRIS est l’importante croissance de la part des bénéfices des entreprises après impôt en pourcentage du produit intérieur brut (PIB). En d’autres termes, une part de plus en plus importante de la richesse créée au Canada est absorbée en profit. D’ailleurs, on constate qu’il y a une croissance significative de cet indicateur à partir de 2022, comme le montre le graphique 3 (ligne noire).


Graphique 3 : Part des bénéfices des entreprises après impôts en % du PIB (moyenne mobile 1 an)


Toutefois, il faut regarder la composition de cette croissance. En fait, comme il a été noté par l’un des chercheur-e-s de l’IRIS, certains secteurs, comme celui pétrolier ou des engrais, « auraient tout simplement bénéficié de l’augmentation des prix sur les marchés internationaux sans pour autant que leurs coûts de production augmentent ». Comme l’illustre le graphique 4, la part des bénéfices nets des entreprises par industrie au Canada montre que la majorité des secteurs ont connu dans les six derniers trimestres une part des bénéfices totaux moins élevés que la moyenne des 12 dernières années. Pratiquement seulement l’industrie minière et l’industrie pétrolière et gazière ont connu dans les six derniers trimestres une hausse significative de leur part des bénéfices par rapport à leur moyenne des 12 dernières années. Plus particulièrement, alors que l’industrie pétrolière et gazière représente une perte nette d’environ 0,7 % sur l’ensemble des bénéfices nets au Canada des 12 dernières années, elle représente désormais 8 % des bénéfices totaux canadiens. Ainsi, une majeure partie de la croissance canadienne des bénéfices des entreprises est due à la volatilité internationale des prix au sein de certaines industries plutôt qu’à de l’avarice de la part des commerçants et fabricants.


Graphique 4 : Part des secteurs dans le compte des bénéfices nets et pertes nettes du Canada¹⁰


Dès lors, lorsque l’on observe, au graphique 3, la part des bénéfices des entreprises après impôt en pourcentage du PIB en excluant les secteurs pétroliers, gazier et de pipeline (ligne en rouge), on constate que les bénéfices nets représentent pratiquement le même pourcentage pour la période prépandémie (2017-2019) que pour la période inflationniste (2021-2022).


Un problème théorique


Enfin, l’idée de la greedflation suppose que l’exploitation capitaliste actuelle s’opère par l’échange, à travers le procès de circulation. Le concept mène à croire que c’est en tant que personnes consommatrices que nous subissons l’exploitation, soit à travers un échange inégal. Dans cette perspective, le capitalisme apparait comme un regroupement de personnes avares d’argents qui contrôle les conditions du marché en s’entendant sur les prix de vente.

Or, dans les faits, sous le capitalisme, la concurrence empêche — de manière générale — les pratiques mercantiles et spéculatives du profit, c’est-à-dire que, en l’absence du contrôle des conditions du marché, la concurrence intercapitaliste impose une compétition par les prix (notamment) qui obligent les capitalistes à diriger le processus de travail, à maximiser les profits et à investir une part constante dans l’innovation. Cette absence de contrôle du marché rend l’accumulation du capital systémique.


Malgré la présence de géants au sein de certaines industries ou de la tendance au monopole, il n’y a pas, sauf exception¹¹, de réels monopoles, de contrôle du marché ou d’élimination complète de la concurrence au Canada. En fait, la survie d’une entreprise, comme Metro, dépend de sa capacité à offrir ses produits et ses services à une valeur concurrentielle. Autrement, les personnes consommatrices vont se tourner vers des alternatives (Maxi, Walmart, IGA, fruiterie, etc.) ce qui, à un certain stade, va engendrer une baisse de profit. Un tel scénario peut mener à un cercle vicieux puisque la baisse de profit nuit au réinvestissement dans les moyens de production et empêche l’entreprise d’être en mesure d’offrir des prix concurrentiels.


Encore une fois, sous le capitalisme, l’exploitation ne s’opère pas sur le dos des personnes consommatrices, mais par des capitalistes sur le dos des prolétaires. Les capitalistes extraient de la survaleur, soit la différence entre la valeur d’échange de la force de travail (le coût journalier de son entretien) et la valeur créée par la force de travail au sein du procès de travail. En d’autres termes, la valeur produite par les efforts physiques, psychologiques ou mentaux des prolétaires est supérieure à la valeur qui leur est remise sous forme de salaire. En ce sens, les véritables personnes exploitées dans les épiceries sont celles qui travaillent à rendre possible la vente pour la consommation de ces marchandises.


Inflation et paupérisation absolue


L’effet potentiellement néfaste de l’inflation pour le prolétariat est sa paupérisation absolue, laquelle se différencie de la paupérisation relative. La paupérisation relative est lorsque les travailleuses/travailleurs touchent une part moins importante de l’ensemble de la valeur créée. Celle-ci apparait comme la norme sous le capitalisme en raison de la reproduction élargie du capital. À savoir, une partie de la survaleur devient capital à son tour lorsqu’elle est réinvestie au lieu d’être consommé, produisant ainsi plus de survaleur que ce que le capital a initialement avancé, alors que la valeur que les salarié-e-s touchent est consommée pour leur reproduction. Ainsi, le capital peut s’agrandir davantage, et ce, malgré une hausse du niveau de vie du salariat causée par exemple par l’abaissement de la valeur de ses biens de consommation. En d’autres termes, la paupérisation relative signifie que, malgré une hausse du niveau de vie, le salariat peut devenir plus pauvre par rapport aux capitalistes. De l’autre côté, la paupérisation absolue est tout simplement lorsque la valeur du salaire diminue.


Le contexte inflationniste peut produire une paupérisation absolue puisque les salaires haussent moins rapidement que le prix des biens de consommations, ce qui représente une baisse de la valeur réelle des salaires. De leur côté, plusieurs entreprises gardent la même marge de profit sur leurs marchandises, ce qui signifie que la valeur réelle du profit demeure la même. Ainsi, au Canada, la rémunération hebdomadaire moyenne réelle — qui tient compte de l’inflation — des salarié-e-s au sein des entreprises privées a diminué de 3,4 % pour les trois premiers trimestres de 2022 par rapport à ceux de 2021¹². Cette diminution est de 2,6 % au Québec.


En terminant, il importe qu’un mouvement de la classe des travailleuses/travailleurs de se questionner sur l’objet et l’espace de la lutte dans un contexte inflationniste. Bien que davantage de réflexion est nécessaire, il me semble qu’une lutte pour le contrôle des prix des entreprises privées — ce qui exclut de facto les prix contrôlés par l’État — aurait potentiellement moins d’effets bénéfiques que des luttes pour des hausses salariales.



¹ Pierre-Antoine Harvey, « Le rôle potentiel des profits dans l’inflation élevée se confirme », Institut de recherche et d’informations socioéconomiques, 1 septembre 2022.

² « Ben Trop Cher! », Ben Trop Cher.

³ Marco Chown Oved, « Inflationary Year Was a Great One for Loblaw, Report Finds », Toronto Star, 3 novembre 2022, section Business, p. B1-2; Sylvain Charlebois et Samantha Taylor, « Has ‘greedflation Driven up Canadian Food Prices? », Daily Herald, 15 juillet 2022, section Opinion, p. 4.

Un t de Student entre les variations annuelles des marges brutes entre les trimestres

ne révèle pas de différence statistiquement significative entre la période avant 2022 et

celle après 2022 : Empire/Sobeys (t.43 [32] ±0,803), Metro (t.94 [34] ±0,071) et Loblaw

(t.93 [33] ±0,093).

Les données des trois géants de l’épicerie sont issues de leurs rapports trimestriels : «Loblaw Companies Limited », « Metro inc. » et « Empire Company Limited », SEDAR, 2023.

Pierre-Antoine Harvey et Guillaume Hébert, « Inflation : deux avenues s’offrent à la Banque du Canada », Fiche socioéconomique (Montréal: Institut de recherche et d’informations socioéconomiques, août 2022), p. 3.

Statistique Canada, « Tableau 33-10-0225-01 », 23 novembre 2022 ; Statistique Canada, «Tableau 33-10-0227-01 », 23 novembre 2022 ; Statistique Canada, « Tableau 36-10-0103-01 », 29 novembre 2022. Calcul de l’auteur.

¹⁰ Statistique Canada, « Tableau 36-10-0103-01 », op.cit.; Statistique Canada, « Tableau 33-10-0225-01 », op.cit.; Statistique Canada, «Tableau 33-10-0227-01 », op.cit.

¹¹ Il existe effectivement des contrôles monopolistiques publics ou des marchés oligopolistiques privés qui nécessitent une analyse supplémentaire. Notons au passage que le principe de price leadership, selon lequel une grosse corporation détermine les prix et que les petites suivent, constitue une situation d’équilibre qui peut être réversible et qui n’annule pas la concurrence sur d’autres aspects, comme les brevets.

¹² Statistique Canada, « Tableau 14-10-0216-01 », 22 décembre 2022. Calcul de l’auteur.

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