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Tristan Daboval-Singer

Capitalisme et Rome antique

Dernière mise à jour : 24 nov. 2023

Utilités théoriques et pratiques de l’histoire en science politique


Scènes de vie d’une villa romaine d’Afrique du Nord au Ve siècle
Scènes de vie d’une villa romaine d’Afrique du Nord au Ve siècle

Les débats sur la place de figures historiques dans l’espace public¹ et ceux sur l’enseignement de l’histoire au collégial² ont mis l’apprentissage de l’histoire et son étude au cœur de l’actualité. Certains critiquent que l’enseignement de l’histoire serve, notamment en Occident, à légitimer l’existence des États-nations, qu’il soit inféodé à une logique marchande et utilitariste ou que l’histoire dite « officielle » invisibilise de nombreux groupes historiquement marginalisés.³


Face à ces critiques, l’une des réponses fut d’entamer un processus de déconstruction de ces récits «officiels».⁴ Au-delà de cet important travail critique, quelle est l’utilité pour des étudiant-e-s en science politique à étudier l’histoire? L’histoire peut-elle servir les luttes militantes? Si oui, comment?


L’œuvre de l’historienne et politologue Ellen Meiksins Wood, connue pour ses travaux sur les origines du capitalisme,⁵ permet de saisir l’importance de l’histoire afin d’allier théorie et pratique. Wood s’est attelée dans ses travaux à montrer qu’il est impossible de comprendre le système capitaliste et de lui opposer une réelle alternative sans d’abord saisir sa spécificité historique et sa logique systémique unique.⁶


Affirmer que le système capitaliste est unique peut sembler être une évidence. Toutefois, Wood a montré qu’il existe une croyance fortement ancrée, même chez les marxistes, qui propage l’idée que l’histoire est depuis ses débuts entraînée par les mécanismes du capitalisme.⁷ Pour cette croyance, l’histoire serait celle d’un progrès naturel et inévitable vers la société capitaliste qui en constituerait la fin.⁸ Cette vision de l’histoire affirme que le capitalisme était implanté dans le bassin méditerranéen dès l’Antiquité romaine. Or, son développement aurait été entravé par certains événements comme les invasions barbares et le féodalisme.⁹


Cette vision de l’histoire légitime le maintien du capitalisme, elle empêche de saisir la logique systémique unique de ce système et elle brouille la compréhension des formes sociales de domination historiquement antérieures. À l’inverse, défendre la spécificité de la structure sociale de l’Antiquité romaine permet d’offrir une compréhension alternative de l’histoire libérée de cette conception téléologique. Cette analyse nécessite cependant une définition du capitalisme et un travail historique approfondi qui ne sera ici qu’esquissé.¹⁰


Qu’est-ce que le capitalisme?

Ellen Meiksins Wood définit le capitalisme comme « un système qui produit puis offre des biens et des services […] afin de réaliser des profits. C’est un système où même la force de travail des individus est considérée comme un produit de base […] enfin, c’est un régime au sein duquel tous les acteurs économiques dépendent du marché. »¹¹


Sous le capitalisme, le capital et le travail dépendent du marché pour assurer leur reproduction sociale. Il n’y a que dans la société capitaliste où le marché détermine les mécanismes qui régulent la reproduction sociale. Cette caractéristique spécifique au capitalisme, la dépendance au marché, impose aux acteurs économiques des impératifs compétitifs comme l’accumulation du capital ainsi que la maximisation des profits et de la productivité du travail. Ce mode d’appropriation, qui s’appuie sur la dépossession complète des producteurs directs, permet aux capitalistes de s’approprier un surtravail par des moyens uniquement économiques, c’est-à-dire sans coercition directe.


Le capitalisme se distingue ainsi des sociétés précapitalistes où les dominants s’approprient un surtravail par des moyens «extra-économiques» comme la coercition directe. Les dominants exploitent des producteurs directs qui ont accès aux moyens pour assurer leur reproduction sociale comme la terre.¹²


Dans ces sociétés, le surplus est approprié sous la forme d’une rente ou d’une taxe payée à l’État ou au seigneur.¹³ Quant au commerce précapitaliste, il repose sur des principes comme « l’échange de besoins réciproques » et « acheter bon marché puis vendre cher ».¹⁴


Dans l’Antiquité romaine, les rapports d’exploitation entre les classes sont aussi « extra-économiques ». À Rome, la structure sociale regroupe au sein d’une même communauté civique les paysans et les aristocrates. Pour comprendre la dynamique non capitaliste de ces rapports de classe, il faut remonter aux origines de la République romaine.


La Rome antique : une société précapitaliste

Après le renversement de la monarchie en 509 av. J.-C. par la noblesse, Rome devient une république. Cette dernière est composée à l’origine de deux classes importantes : les patriciens et les plébéiens.¹⁵ Les patriciens sont des aristocrates et les plus grands propriétaires terriens de la société romaine.¹⁶ De petits paysans propriétaires et des citoyens non-propriétaires, des « prolétaires », forment la majorité des plébéiens.¹⁷


La République romaine est, comme l’Athènes démocratique, une cité-État où la terre est en principe libre d’impôt régulier. Ce sont les riches qui supportent la plus grande part des dépenses de l’État. Cette exemption d’impôts contribue à créer à Athènes et à Rome un phénomène nouveau dans l’Antiquité classique qui est l’incorporation des paysans dans la communauté politique.¹⁸ Ainsi, paysans et aristocrates terriens sont réunis dans la même communauté civique où la paysannerie forme l’ossature originale de l’armée.¹⁹ Or, là où la communauté civique de l’Athènes classique est démocratique, celle de la République romaine est dominée par une aristocratie de riches propriétaires terriens. L’aristocratie romaine gouverne un appareil d’État relativement simple. Des individus occupent des postes de pouvoir pour une durée limitée avec un sénat qui rassemble des propriétaires terriens. La devise de la République romaine, Senatus Populusque Romanus (SPQR), qui place le senatus en premier, exprime clairement cette idée de la communauté civique dominée par l’aristocratie.²⁰


En effet, contrairement aux anciens empires où une classe dirigeante utilise l’État comme outil d’appropriation du surtravail, il n’y a pas à Rome d’État central s’imposant à des communautés paysannes. Au sein de la communauté civique, aristocrates et paysans se confrontent selon une logique individuelle et de classe. À Rome, la séparation claire et nette entre une classe dirigeante et des communautés de producteurs directs reste absente.²¹ Le statut de citoyen des paysans limite la capacité des aristocrates à utiliser l’État pour s’approprier une partie du surtravail de la paysannerie.²² La propriété terrienne, en l’absence d’État central, est donc une condition essentielle de l’extraction du surplus pour l’aristocratie romaine. Cette dernière exploite la paysannerie comme fermiers et travailleurs saisonniers sur ses terres. Elle exproprie également les paysans pour les remplacer par des esclaves qui cultivent alors ses grands domaines.²³ L’aristocratie se sert du rôle militaire des paysans pour entreprendre un gigantesque processus d’expansion impérial et elle profite de l’absence des paysans lors des longues campagnes militaires pour les exproprier de leurs terres.²4 Elle utilise les postes de pouvoir pour accaparer d’immenses propriétés terriennes.²⁵


Dans l’Empire romain, qui émerge après la chute de la République à la fin du Ier siècle av. J.-C., l’État impérial prend la forme d’une grande fédération d’aristocraties locales²⁶ et de cités autogouvernées. Bien qu’il centralise l’engagement des fonctionnaires, l’Empire romain reste sous-administré en comparaison de l’Empire chinois qui emploie proportionnellement vingt fois plus de fonctionnaires.²⁷ Comme sous la République, ce sont les riches élites qui soutiennent financièrement les cités²⁸ et la propriété privée terrienne demeure la principale richesse dans l’Empire.²⁹ Au Bas-Empire, la paysannerie constitue 80 à 90% de la population.³⁰


L’existence d’un « prolétariat » romain sous la République et l’Empire ne signifie pas la présence d’une forme embryonnaire de capitalisme. À Rome, ce « prolétariat » est conscrit dans l’armée romaine. Au fil des guerres, l’armée de paysans propriétaires volontaires finit par se tarir. Les légions sont alors formées de soldats payés à temps plein provenant notamment du « prolétariat » de Rome.³¹ De plus, dès 58 av. J.-C., les citoyens de Rome obtiennent des distributions gratuites de blé.³² En plus de ces distributions de blé, l’État impérial ouvre à la colonisation les territoires conquis.³³ Les « prolétaires » romains ne sont donc pas dépendants du marché et leur reproduction sociale repose plutôt sur les conquêtes impériales. Aussi, la présence du commerce et de marchands ne signifie pas qu’il y ait l’existence de capitalisme embryonnaire. À Rome, l’influence des marchés reste peu significative.³4 Dans les sociétés précapitalistes comme Rome, les relations économiques sont régies par un ensemble de règles de réciprocité et de redistribution souvent qualifié « d’économie morale ».³⁵


Bref, Rome n’était pas une société capitaliste. Le statut juridique et le pouvoir politique constituaient les facteurs centraux des rapports d’exploitation.³⁶ L’existence de la propriété privée n’indiquait pas la présence d’une quelconque forme de capitalisme. La propriété privée romaine était « politiquement constituée ». Sa reproduction ne reposait pas sur sa capacité à compétitionner avec succès sur le marché, mais plutôt sur les conquêtes impériales et la confiscation des terres grâce au pouvoir public de l’État romain.³⁷


Conclusion

En conclusion, au-delà de l’absence de capitalisme embryonnaire dans l’Antiquité romaine, que faut-il retenir de cet exercice?


Avec cette analyse de la structure sociale romaine, le capitalisme n’apparaît plus comme une réalité transhistorique. Ce dernier a donc eu un début et il aura fort probablement une fin.


Il n’est plus possible de justifier son maintien actuel au titre qu’il aurait toujours existé ou qu’il serait ancré dans la nature humaine. S’il n’est plus la fin de l’histoire, alors l’avenir reste ouvert. Il est ainsi possible d’imaginer d’autres structures sociales et formes d’organisations.


¹ Le plus récent débat porte sur la proposition de changer le nom de l’avenue Christophe-Colomb à Montréal. Voir William Thériault, « En mission pour changer le nom de l’avenue Christophe-Colomb », La Presse, section Grand Montréal, Montréal, 24 juillet 2023, <https://bit.ly/3GateXo>.

² Patrick Bellerose, « Initiation à l’Antiquité et au Moyen Âge: la «civilisation occidentale» sauvée par la ministre McCann », Le Journal de Québec, 14 juin 2021, <https://bit.ly/40UpsLy>.

³ Maxime Laprise, « Pourquoi est-ce qu’on enseigne l’histoire, au juste? », Pivot, section Chronique, Montréal, 30 mai 2023, <https://bit.ly/3SPZXJ1>.

⁴ Pour un exemple récent dans l’espace médiatique québécois qui porte sur la Révolution tranquille, voir : Maxime Laprise, « La gauche a aussi ses mythes », Pivot, section Chronique, Montréal, 28 mars 2023, en ligne, <https://bit.ly/3SMO6LR>.

⁵ Ellen Meiksins Wood, L’origine du capitalisme : Une étude approfondie, Montréal, Lux Editeur, 2020.

⁶ Xavier Lafrance, « Ellen Meiksins Wood Showed Us the Irrationality of the Capitalist Market », Jacobin, 8 juillet 2023, <https://bit.ly/47JvgtA>.

⁷ Ellen Meiksins Wood, L’origine du capitalisme, op. cit., chap. 1‑2.

⁸ George C. Comninel, « English Feudalism and the Origins of Capitalism », The Journal of Peasant Studies, vol. 27, no 4, Routledge, juillet 2000, p. 1‑53, <doi: 10.1080/03066150008438748>.

⁹ Ellen Meiksins Wood, L’origine du capitalisme, op. cit., p. 20 et 23.

¹⁰ Pour les personnes souhaitant approfondir ces questions au-delà de l’exposé qui suit voir : Tristan Daboval-Singer, « Le schisme d’Orient : relations sociales de propriété et opposition entre catholiques et orthodoxes », Mémoire, Université du Québec à Montréal, 2023, 164 p.

¹¹ Ellen Meiksins Wood, L’origine du capitalisme, op. cit., p. 8.

¹² Ibid., p. 117‑9.

¹³ George C. Comninel, Rethinking the French Revolution: Marxism and the Revisionist Challenge, London ; New York, Verso, 1987, p. 170‑1.

¹⁴ Ellen Meiksins Wood, L’origine du capitalisme, op. cit., p. 93.

¹⁵ Moses I. Finley, L’économie antique, trad. Max Peter Higgs, Paris, Editions de Minuit, coll. « Le sens commun », 1975, p. 54.

¹⁶ Geoffrey Ernest Maurice De Ste. Croix, The Class Struggle in the Ancient Greek World: From the Archaic Age to the Arab Conquests, Ithaca, Cornell University Press, 1981, p. 334.

¹⁷ Perry Anderson, Les passages de l’antiquite au féodalisme, Paris, François Maspero, coll. « Textes à l’appui », 1977, p. 60-1.

¹⁸ Moses I. Finley, L’économie antique, op. cit., p. 125-6.

¹⁹ Ellen Meiksins Wood, Peasant-Citizen and Slave: The Foundations of Athenian Democracy, London, Verso, 1989, p. 123-4.

²0 Ellen Meiksins Wood, Des citoyens aux seigneurs: Une histoire sociale de la pensée politique de l’Antiquité au Moyen âge, trad. Véronique Dassas et Colette St-Hilaire, Montréal, Lux éditeur, coll. « Humanités », 2013, p. 204-5, 208-11 et 223-4.

²¹ Ellen Meiksins Wood, « Landlords and Peasants, Masters and Slaves: Class Relations in Greek and Roman Antiquity », Historical Materialism, vol. 10, no 3, 2002, p. 62-3, <doi: 10.1163/15692060260289707>.

²² Ellen Meiksins Wood, Peasant-Citizen and Slave, op. cit., p. 124.; Moses I. Finley, L’économie antique, op. cit., p. 125‑6.

²³ Ellen Meiksins Wood, Des citoyens aux seigneurs, op. cit., p. 210‑1.

²⁴ Ellen Meiksins Wood, L’empire du capital, Montréal, Lux, coll. « Humanités », 2011, p. 52‑3.

²⁵ Ellen Meiksins Wood, Des citoyens aux seigneurs, op. cit., p. 205-8.

²⁶ Ibid., p. 212.

²⁷ Peter Garnsey et al., The Roman Empire: Economy, Society, and Culture, 2e éd., Oakland, University of California Press, 2015, p. 35 et 40.

²⁸ Patrick J. Geary, Naissance de la France : Le monde mérovingien, trad. Jeannie Carlier et Isabelle Detienne, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1993, p. 41-2.

²⁹ Ellen Meiksins Wood, L’empire du capital, op. cit., p. 56.

³⁰ Chris Wickham, The Inheritance of Rome: A History of Europe from 400 to 1000, London, Penguin, 2010, p. 36.

³¹ Michael Mann, The Sources of Social Power: A History of Power from the Beginning to AD 1760, vol. 1, Cambridge, Cambridge University Press, 2012, p. 255.

³² Keith Hopkins, Conquerors and Slaves, Cambridge, Cambridge University Press, coll. « Sociological Studies in Roman History », 1978, p. 112.

³³ Michael Mann, The Sources of Social Power, op. cit., p. 257.

³⁴ Karl Polanyi, La Grande Transformation : Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard, coll. « Sciences humaines », 1983, p. 86 ; Karl Polanyi, La Subsistance de l’homme : La place de l’économie dans l’histoire et la société, trad. Bernard Chavance, Paris, Flammarion, coll. « Bibliothèque des savoirs », 2011, p. 399-400.

³⁵ George C. Comninel, « English Feudalism and the Origins of Capitalism », op. cit., p. 6.

³⁶ Ellen Meiksins Wood, Des citoyens aux seigneurs, op. cit., p. 205-8.

³⁷ Ibid., p. 223.

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