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Gretel Karplus : Fondatrice de l’École de Francfort

Amélie Beaulé

Dernière mise à jour : 24 janv.

Amélie Beaulé


Trois personnes sont aujourd’hui reconnues pour être les fondatrices de la théorie critique, aussi nommée École de Francfort: Theodor Adorno, Max Horkheimer et Walter Benjamin. Loin de renier leur contribution majeure dans cette théorie, nous pouvons toutefois questionner la place des femmes dans cette première génération de philosophes de cette école. Étaient-elles réellement absentes ou ont-elles été oubliées?


En effectuant des recherches, je suis tombée sur le nom de Gretel Karplus. Les traces qu’il reste d’elle poussent plusieurs chercheuses et chercheurs à croire que sa présence a été significative dans la fondation de l’École de Francfort (Avery, 2019, p. 311). 


Théorie critique


Tout d’abord, l’École de Francfort est le nom rebaptisé de l’Institut de recherche sociale (Brunner, 2023, paragr. 8). Cette dernière a été fondée en 1923 à la suite d’une semaine d’étude marxiste organisée par Félix Weil. Le but de cette semaine était d’interroger le marxisme orthodoxe à la lumière des dérives autoritaires et totalitaires des régimes se disant communistes (ibid). Face à celles-ci, le marxisme orthodoxe est-il toujours valide? La révolution russe a-t-elle réellement mené à un régime communiste? Le capitalisme va-t-il nécessairement s’écouler sous le poids de ses contradictions internes? L’effondrement de ce système mène-t-il systématiquement à un stade supérieur de l’humanité? La lecture téléologique de l’histoire, voyant en celle-ci une marche vers le progrès, est-elle juste? 


Alors que les marxistes orthodoxes répondraient positivement à ces questionnements, les intellectuel-les de ce qui deviendra l’Institut de recherche sociale (IRS) et trente ans plus tard, l’École de Francfort, critiquent une telle conception, la qualifiant d’idéologique (Macdonald, 2024). En effet, elle ne résiste pas à l’épreuve des faits historiques: la montée du fascisme et des régimes totalitaires montre que l’histoire de l’humanité n’est pas que progrès, mais aussi régression, contredisant ainsi la lecture téléologique de celle-ci; la révolution russe qui devait mener au communisme a échoué dans la mise en place de ce régime, etc. (ibid)


Ainsi, les penseuses et penseurs de l’IRS, voyant que la théorie marxiste orthodoxe a échoué à sa mission d’élimination de la pauvreté artificielle[1], prônent une critique de ce marxisme (d’où leur appellation de « marxistes critiques » et de « théorie critique ») et une relecture des écrits de Karl Marx afin d’actualiser ses réflexions au contexte sociohistorique de leur époque, soit à l’aube de la Seconde Guerre mondiale (ibid). Les figures de proue de la théorie critique, comme dit dans l’introduction, sont Theodor Adorno (1903-1969), Max Horkheimer (1895-1973) et Walter Benjamin (1892-1940).



Gretel Karplus & Theodor Adorno


Toutefois, parmi ces pionniers de la théorie critique, Gretel Karplus est reléguée dans l’ombre. Elle est connue pour avoir été l’épouse d’Adorno et secrétaire dans cette école (Boeckmann & Lynn, 2004, p. 43). Or, des traces historiques laissent penser qu’elle était plus que cela.


Née en Allemagne en 1902, Karplus suit des études doctorales en philosophie et en physique et obtient un doctorat en chimie en 1925 (Soderlund, 2024). Au début de sa carrière, elle prend la relève de l’entreprise de cuir de sa famille avant de lâcher celle-ci pour travailler avec Adorno dans la fondation de l’École de Francfort (ibid).


Une grande partie des œuvres phares d’Adorno n’étaient pas écrites par lui. De fait, pendant qu’il dictait sa pensée, Karplus l’écrivait (Boeckmann & Lynn, 2004, p. 129). Cependant, elle ne faisait pas que transcrire passivement ce qu’il disait: elle était éditrice, rédigeait et commentait la structure et le contenu des œuvres (ibid, p. 135). Comme de fait, sa contribution a été mentionnée dans la préface d’une oeuvre phare de l’École de Francfort, La dialectique de la raison: « Pour l’extension de notre théorie et dans les nombreuses expériences communes qui l’accompagnèrent, Gretel Adorno nous apporta l’aide précieuse qu’elle nous avait déjà accordée lors de la première rédaction de cet ouvrage. » (Horkheimer & Adorno, 1969, p. 11)


Étant diplômée en chimie, physique et philosophie et auparavant membre d’un groupe intellectuel de critiques marxistes et littéraires (Soderlund, 2024), elle avait de solides compétences pour contribuer aux écrits philosophiques (Boeckmann & Lynn, 2004, p. 135). Comme de fait, dans ses lettres, Adorno, écrivant au « nous », reconnaissait partiellement[2] la contribution de Karplus et l’aspect collaboratif de la rédaction. Il disait: « notre travail », « sur lequel nous travaillons », etc. (Avery, 2019, p. 312) Elle figurait fréquemment comme coéditrice des écrits d’Adorno (Boeckmann & Lynn, 2004, p. 2). 


En outre, vers la fin de sa vie, Adorno avait commencé la rédaction de Théorie esthétique. Or, il est mort avant de l’avoir achevée (Boeckmann & Lynn, 2004, p. 5). C’est Karplus et Tiedemann qui ont complété cet ouvrage et qui l’ont publié (ibid). Il serait fortement étonnant qu’elle ait passivement traduit la pensée d’Adorno alors qu’il était mort, et ce, sans avoir elle-même activement contribué au contenu de cette œuvre. 


Horkheimer reconnaissait également, bien que partiellement, la place importante occupée par Karplus. Il disait qu’elle était « la vie et l’âme de l’Institut. » et que « les étudiants lui font (sic) plus confiance qu’à moi [Horkheimer] et Adorno » (ibid, p. 45). Par ailleurs, certaines lettres qu’Adorno adresse à Horkheimer laissent supposer que Karplus lisait et commentait les écrits de Horkheimer:


« She [Gretel] read [your] latest attack on metaphysics with great enthusiasm and finds it even better than the egotism essay due to its concise structure. Incidentally, she takes as one of the fundamental mistakes of the logical positivists their application of natural scientific methods to the wrong subjects, where they only serve to make a great fuss over nothing. » - lettre écrite par Adorno à Hokheimer le 1er octobre 1937 (ibid, p. 135)



Karplus et Benjamin


Non seulement la pensée de Karplus fut centrale dans l’élaboration des œuvres d’Adorno et de Horkheimer, mais elle le fut de manière particulièrement évidente pour celles de Walter Benjamin. 


En effet, s’étant liée d’une amitié profonde avec lui en 1928, elle a aidé Benjamin à s’exiler de l’Allemagne en 1933 du fait qu’il était juif (Soderlund, 2024). Elle lui fournissait, lors de son exil, des ressources financières et des lectures (Boeckmann & Lynn, 2004, p. 73). De plus, elle cherchait des opportunités pour les travaux de recherche de Benjamin. Sans son aide, il aurait probablement laissé moins d’écrits à sa mort. Par ailleurs, c’est Karplus qui a présenté Benjamin à Adorno (Avery, 2019, p. 309). 


De 1930 à 1940, Benjamin et Karplus s’écrivaient fréquemment des lettres. Dans ces échanges, Benjamin demandait notamment à Karplus des conseils sur ses travaux (Soderlund, 2024). Par exemple, dans ses thèses Sur le concept d’histoire, elle lui a fait de nombreux commentaires et critiques (Avery, 2019, p. 310). C’est elle qui a insisté auprès de Benjamin pour qu’il publie ses thèses (Boeckmann & Lynn, 2004, p. 44). D’ailleurs, avant son suicide en 1940, Benjamin a écrit, au sujet de ses textes Sur le concept d’histoire, dans une lettre adressée à Karplus, que « lors de leur rencontre à Paris en 1937, il avait exposé à Gretel et à Theodor Adorno sa critique de l’idéologie du progrès: cette conversation sous les marronniers a été une brèche dans ces vingt années. » (Löwy, 2005, p. 2) Il est difficile, dans cet extrait, de nier l’influence intellectuelle majeure de Karplus dans les écrits de Benjamin. Un autre extrait de leurs échanges prouve que son opinion sur les réflexions de Benjamin comptait:


« I was so very happy to be able to discuss the response to your exposé with Teddie, and your reply is just as I would have wished - no, in its nuance of being directed at me it even surpassed my boldest expectations, and I am especially grateful for it. It is very reassuring to me that you yourself mention that first sketch and the other, thus preventing the assumption that you gave up after the first. Thus you share our opinion that the second is on no account final [...]. » - lettre de Karplus adressée à Benjamin (Soderlund, 2024)


Pour en savoir plus sur les échanges épistolaires entre Karplus et Benjamin, il y a un ouvrage intitulé Gretel Adorno - Walter Benjamin: Correspondance (1930-1940) qui les regroupe. Le contenu de leurs lettres n’est pas particulièrement politisé, étant donné le contexte politique dans lequel elles étaient écrites, soit à l’aube de la Seconde Guerre mondiale (Löwy, 2005, p. 2).



Karplus, fondatrice de l’École de Francfort


Pour conclure, j’ai tenté de montrer que Karplus figure, selon moi, également parmi les personnes fondatrices de l’École de Francfort. Malheureusement, les sociétés patriarcales tendent à reléguer dans l’ombre le rôle joué par les femmes intellectuelles dans les œuvres philosophiques majeures. Karplus est souvent pointée comme une simple secrétaire au service de son mari. Or, comme dit précédemment, elle a été bien plus que cela: elle participait activement à l’élaboration et à la rédaction des écrits philosophiques. Adorno, Horkheimer et Benjamin ont également contribué à diminuer son rôle, se contentant de remercier sa contribution en préface ou à la nommer comme coéditrice, et ce, plutôt que de la reconnaître comme autrice. Cela montre une fois de plus que la reconnaissance des femmes dans les milieux intellectuels a été et est invisibilisée, soulignant donc la nécessité de réévaluer et de valoriser leur contribution dans ces domaines. Il faut mettre en lumière et valoriser leurs réflexions.


Malheureusement, il est difficile d’avoir une idée claire des réflexions philosophiques de Karplus elle-même (Soderlund, 2024), étant donné que celle-ci, lors de sa tentative de suicide en 1970, se serait débarrassée de plusieurs de ses écrits et échanges (Avery, 2019, p. 312). Ainsi, une des seules manières d’avoir un aperçu de ses pensées serait d’analyser le contenu de ses lettres. 



[1] Marx qualifie d’« artificielle » la pauvreté qui n’est pas naturelle (par exemple, liée à une sécheresse détruisant les cultures agricoles), mais qui est la conséquence de la configuration des rapports d’exploitation dans une société donnée. Sous le capitalisme, la pauvreté est artificielle, puisque la plus-value produite par la classe laborieuse est appropriée par la classe capitaliste, celle-là n’ayant, en retour, que le strict minimum pour se reproduire. Or, alors que la productivité et la richesse sociale augmentent, qu’il serait réellement possible d’éliminer la pauvreté dans la société en redistribuant les fruits de la production, la classe travailleuse se paupérise toujours davantage.

[2] Je dis « partiellement », car, à part avoir été pointée, sans grande précision, pour sa contribution aux œuvres philosophiques et avoir été étiquetée comme « coéditrice », Karplus n’a jamais été formellement reconnue comme autrice par ses compères.



Bibliographie

Avery, T. « Gretel Adorno, the Typewriter: Sacrificial Lambs and Critical Theory’s Risk of Formulation ». Australian Feminist Studies, p. 309-324. https://doi.org/10.1080/08164649.2019.1679020 


Boeckmann, S. L. « The life and work of Gretel Karplus/Adorno: her contributions to Frankfurt School Theory ». Thèse de doctorat, Oklahoma, University of Oklahoma, 2004, 177 pages. https://shareok.org/items/68d71ef1-a8d4-4bb0-ba2b-d4a0c6593366 


Brunner, G. L’École de Francfort ou les aventures de la critique. En ligne. <https://www.revolutionpermanente.fr/L-Ecole-de-Francfort-ou-les-aventures-de-la-critique#:~:text=L'IRS%20est%20d%C3%A8s%20le,ses%20recherches%20par%20les%20autorit%C3%A9s.>. Consulté le 23 décembre 2024. 


Horkheimer, M. & Adorno, T. Dialectique de la raison. Coll. « TEL ». Paris: Gallimard, 1974, 391 pages.


Löwy, M. « Gretel Adorno, Walter Benjamin, Briefwechsel 1930-1940 ». Archives de sciences sociales des religions, 136, p. 1-2. https://core.ac.uk/reader/224241040 


Macdonald, I. Notes personnelles prises lors du cours PHI2210 - Théorie critique. Université de Montréal, automne 2024.


Soderlund, G. « Chapter 2: Gretel Karplus Adorno (1902-1993) ». Dans The Ghost Reader: Recovering Women’s Contributions to Media Studies, sous la dir. de Hristova, E. D, Dosrten A.-M. & Stabile, C. A. London: Goldsmiths Press, 2024. https://books.google.ca/books?hl=fr&lr=&id=NsGqEAAAQBAJ&oi=fnd&pg=PT25&dq=gretel+adorno+&ots=huvycxxOnk&sig=mvY6_FfwBSoPG974Wwq86K-dkIo#v=onepage&q=gretel%20adorno&f=false 


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