Laïcité en stage : Quand les universités ne défendent même plus la liberté académique
- Rémi Grenier
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Rémi Grenier
La diffusion par l’administration de l’UQAM d’un message relatif à l’application de la nouvelle Loi sur la laïcité dans les milieux de stage soulève des préoccupations majeures. Ce communiqué, transmis sans mise en contexte critique risque de renforcer des formes structurelles de discrimination, particulièrement envers les femmes racisées. Dans ce contexte, l’absence de prise de position institutionnelle invite à une analyse critique du rôle que l’université joue dans la reproduction ou la contestation des configurations de pouvoir affectant les personnes étudiantes. Le texte qui suit propose une telle analyse, en examinant les implications genrées, racialisées et liberticides de cette communication « administrative ».
Un message administratif aux effets très politiques
Bien que d'autres universités ont également communiqué un message similaire aux étudiant-e-s, nous nous intéresserons seulement au cas de l'UQAM que voici :
MESSAGE À L'ATTENTION DES PERSONNES ÉTUDIANTES
LOI SUR LA LAÏCITÉ
Chères étudiantes et chers étudiants,
À la suite de l’annonce gouvernementale relative à la Loi sur la laïcité, nous tenons à vous fournir quelques précisions sur l’application de cette Loi au sein de votre milieu de stage. Nous souhaitons également vous rappeler que nous mettons tout en œuvre pour vous assurer les meilleures conditions de stage possibles et que nous sommes à votre disposition si vous avez besoin d’informations complémentaires.
Nous avons reçu une communication le 2 décembre du Centre de services scolaires de Montréal (CSSDM) concernant l'application, au sein de ses établissements, de la Loi visant à renforcer la laïcité dans le réseau de l’éducation et modifiant diverses dispositions législatives, adoptée par l’Assemblée nationale du Québec le 30 octobre dernier. Les directives qui nous ont été transmises par le CSSDM prévoient que toute personne débutant un stage au sein de son organisation se conforme à cette Loi.
« En effet, la Loi visant notamment à renforcer la laïcité dans le réseau de l’éducation et modifiant certaines dispositions législatives précise que tous les membres du personnel du Centre de services scolaire de Montréal (CSSDM), ainsi que toute personne appelée à dispenser des services pour le compte de celui-ci (incluant la personne stagiaire), sont soumis à l’interdiction de porter un signe religieux s’ils sont appelés à fournir des services dans les lieux mis à la disposition d’une école ou d’un centre ou à fournir des services à l’intention des élèves.
De plus, toutes les personnes visées ont aussi l’obligation d’exercer leurs fonctions à visage découvert, et ce, peu importe leur lieu de travail ou de stage. Il est aussi prévu que la personne stagiaire appelée à œuvrer auprès d’élèves ou à être régulièrement en contact avec eux recourt à l’usage exclusif du français lorsqu’elle communique avec les élèves ou avec les membres du personnel.
Ces orientations ont été confirmées par le ministère de l’Éducation, ainsi que la nécessité de les appliquer à tous les nouveaux stages. Toutes les personnes stagiaires devront signer un formulaire les engageant, entre autres, à respecter cette loi avant le début de leur stage. »
Pour tout besoin de précisions quant à l’application de la Loi au sein de votre milieu de stage actuel ou futur, nous vous invitons à vous référer directement à votre milieu de stage. Par ailleurs, la Faculté des sciences de l’éducation s’assurera de vous communiquer de nouvelles informations, s’il y a lieu, par ses canaux habituels.
[...]
L’équipe du Bureau de la formation pratique demeure présente pour vous assurer les meilleures conditions possibles de réalisation de votre stage.
Cordialement
Tout d’abord, l’administration reprend intégralement les directives du Centre de Services Scolaire de Montréal (CSSDM) sans y apporter de mise en contexte critique. Ce qui est inquiétant considérant que l’interdiction faite aux personnes stagiaires de porter un signe religieux ou de travailler à visage couvert constitue une mesure dont les effets concrets touchent essentiellement les femmes musulmanes.
Le principe de laïcité formelle est instrumentalisé dans cette loi et masque mal le caractère différentiel de son application, qui conduit à l’exclusion systémique de certaines personnes stagiaires, et donc de leur propre parcours universitaire et professionnel. De plus, le rôle de l’université ne saurait se limiter à relayer passivement des injonctions qui compromettent l’accès à la formation de groupes déjà marginalisés.

Une université, dont la mission est de promouvoir l’esprit critique et la réflexion indépendante, ne peut se contenter d’appliquer aveuglément des lois qui entravent les droits et libertés fondamentaux de ses étudiant-e-s. La liberté académique, dans son sens le plus profond, inclut le droit des individus à penser, à s’exprimer et à pratiquer leur religion sans entrave institutionnelle.
Or, l’obligation imposée aux stagiaires de signer un engagement de conformité à la loi constitue précisément une violation de cette liberté académique. En effet, forcer un-e étudiant-e à renoncer à son expression religieuse pour accéder à des stages (un élément clé voir obligatoire pour certain-e dans leur parcours académique) n’est rien d’autre qu’une forme de censure institutionnelle. C’est une contrainte qui limite l'autonomie des étudiant-e-s, qui les oblige à se conformer à une norme idéologique, même si cette norme est en contradiction avec leur propre identité ou leur pratique religieuse.
La mise en place de cette restriction soulève également la question des dérives possibles. Si l’interdiction de porter des signes religieux dans les milieux de stage est acceptée comme légitime, cela pose la question de l’étendue future de cette mesure? En effet, si la communauté universitaire se résigne à accepter cette restriction dans le cadre des stages, qu’est-ce qui empêchera l’État d’étendre cette interdiction aux salles de classe, voire même à l’ensemble du campus universitaire ? Le risque d’une dérive vers une restriction généralisée des signes religieux dans l’espace public, y compris à l’intérieur des établissements d’enseignement supérieur, devient alors bien réel.
Une telle dérive ne serait pas seulement une atteinte à la liberté religieuse, mais aussi à la liberté académique, car elle nuirait directement à la capacité des étudiant-e-s à s’exprimer librement et à participer pleinement à la vie universitaire.
Une application de la loi aux effets genrés et racialisés
Il importe également de situer ce message dans le contexte plus large de la décision du Tribunal administratif du travail rendue en octobre 2025, refusant la syndicalisation des stagiaires en enseignement. Cette décision, en réaffirmant que les stagiaires ne sont pas des travailleur-euse-s au sens du Code du travail, maintient une frontière artificielle entre formation et travail. Les personnes stagiaires non-salariées (très majoritairement des femmes) demeurent ainsi exclues des protections, de la rémunération et de la représentation collective auxquelles ont droit les autres personnes travaillant dans le secteur public. La non-reconnaissance de leur statut professionnel, combinée à l’application de la Loi sur la laïcité, produit un paradoxe profond.
Les stagiaires sont suffisamment assimilé-e-s à des travailleur-euse-s pour être soumis-e-s aux obligations juridiques les plus restrictives, mais insuffisamment pour bénéficier des droits qui devraient y être associés.
Avec cette loi dont les effets sont racialisés, on obtient une configuration où la précarisation et l’exclusion se cumulent. L’attitude de l’UQAM, qui invite les stagiaires à « se référer à leur milieu de stage » pour toute question liée à l’application de la loi, témoigne d’une déresponsabilisation institutionnelle préoccupante.
Une université publique comme l’UQAM a pourtant le devoir de protéger ses membres contre des mesures susceptibles de compromettre leur parcours et de contredire des principes fondamentaux comme l’égalité d’accès à l’éducation ou la liberté académique. En se limitant à transmettre les directives des centres de services scolaires, l’UQAM adopte une posture strictement administrative qui passe sous silence les effets différenciés de ces mesures sur les personnes étudiantes.
Liberté académique et contraintes idéologiques
Ainsi, loin de constituer une simple communication, ce message illustre la manière dont les établissements d’enseignement supérieur peuvent contribuer, par leur absence de positionnement critique, à la reproduction des discriminations systémiques.
En validant tacitement une loi dont l’application exclut des femmes racisées, en acceptant que des stagiaires non reconnu-e-s comme travailleur-euse-s soient néanmoins soumis-e-s à des obligations professionnelles, et en évacuant toute réflexion sur la liberté académique, l’UQAM participe à l’élargissement d’un espace institutionnel où les droits fondamentaux des étudiant-e-s sont fragilisé-e-s.
Ce constat appelle non seulement une vigilance accrue, mais aussi une prise de position plus affirmée de la part de l’université et du mouvement étudiant. Comme institution publique, l’UQAM a la responsabilité de défendre l’égalité réelle, de protéger la liberté académique et de s’opposer aux dispositifs législatifs qui compromettent l’accès à la formation. D’autant plus que le contexte politique actuel montre une hostilité croissante envers le milieu académique, comme l’a illustré, aux États-Unis, l’affrontement entre Harvard et l’administration Trump.
Dans un tel climat, se taire revient à céder du terrain. L’université doit au contraire garantir que l’espace académique demeure un lieu d’émancipation, et non un instrument au service de projets politiques restrictifs.






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